De la même façon que certains langages possèdent des mots qui définissent des notions culturelles intraduisibles (pensez aux esquimaux et leurs 25 mots pour définir les différents types de neiges), je suis aujourd’hui convaincue qu’il devrait y avoir des mots pour définir les sensations et les concepts propres aux différentes saisons. Des concepts qui me sont désormais familiers, mais difficilement transposables en mots.
Le Printemps
1. Alors que le printemps arrive, nos voix, nos empreintes de pas, et même le son du souffle chaud frappant l’air froid deviennent insignifiants alors que la nature reprend ses droits, pleine et autoritaire. Elle efface nos plaintes et nos vociférations avant même d’atteindre la cime des arbres les plus feuillus.
2. L’odeur du printemps s’oppose à celle de l’automne : lumineuse, claire et fugace. Elle ne s’attarde pas, elle ne s’accroche pas à vous, pourtant on en a besoin, on la respire plus profondément, on essaye de la garder sur soi. Cette odeur sent l’espoir. Et si vous pensez que j’exagère, attendez le mois prochain, la première véritable matinée de printemps. L’air sera frais et vous sourirez en pensant : « J’aimerais pouvoir mettre un mot sur cette sensation. »
L’Été
3. Le rétrécissement soudain et visible des frontières entre les êtres à partir du premier jour d’été à Londres. L’habituelle distance entre les londoniens dans les lieux publics est brusquement remplacée par une vraie proximité, un mélange des souffles et des conversations.
4. Oubliez l’herbe fraîchement coupée, les soirées d’été à Londres sont habituellement teintées d’une confluence d’odeur de cidre, de barbecue et d’effluves de Camel Blue.
L’automne
5. Les matins d’automne et de printemps ont une odeur très différente. L’odeur d’une matinée d’automne est profonde, puissante, écorcée et terreuse. Elle vous frappe lentement et reste dans votre poitrine. Il y a une certaine aigreur qui la rend parfois désagréable, et les matins plus sombres, à l’approche de l’hiver, elle semble même de mauvaise augure.
6. La disparition du sol ferme en dessous de nos pieds. Alors que les feuilles tombent, nos parcs se laissent faire et se transforment en un immense paillasson boueux sur lequel les feuilles et l’herbe – qui n’est plus vraiment de l’herbe – semblent devenir des territoires hostiles. Les grandes plaines propices au repos estival sont soudainement accidentées et deviennent parfois des piscines de boue que l’on observe les mains dans les poches en poursuivant notre balade le long des petits chemins.
L’hiver
7. Le craquement délicieux de la glace sous la semelle, ce son profond et cassant. À six heures du matin, lorsque personne d’autre n’est dehors, c’est le son le plus satisfaisant au monde. Il faudrait un mot ou plusieurs pour le décrire.
8. La cacophonie des renards londoniens et leur utilité en tant qu’alarme naturelle lors de ces sombres matinées d’hiver quand on peine à sortir de son lit douillet – leur timing est toujours ultra calibré.
9. L’étrange magie scientifique des extrémités corporelles en hiver, ou trop chaudes ou trop froides. D’abord dehors, les picotements puis les douloureuses brûlures des doigts de pieds serrés dans ses chaussures alors trop étroites. Les premiers pas dans la douche, les gouttes d’eau qui pleuvent comme des bris de glace sur les pieds. Douloureusement fascinant.
10. Le changement de température en hiver lorsque le soleil se lève, de seulement quelques degrés, jusqu’à ce qu’elle se stabilise aux alentours de huit heures. On sait que ce changement va arriver, pourtant il semble toujours aussi surprenant. Peut-être parce que l’application météo d’Apple ne le mentionne jamais. Parce que cette appli n’a jamais réellement expérimenté les matinées hivernales.