Catastrophes nucléaires, cataclysmes climatiques et mers qui débordent : l’histoire récente du Japon émeut autant qu’elle inquiète Aya Takano. Mais pour l’artiste japonaise, née à Saitama et membre du studio Kaikai Kiki fondé par Takashi Murakami, l’ambition n’est pas seulement d’exhiber la violence du monde moderne. Les multiples médiums (le dessin, la peinture) et supports (toiles, livres, feuilles blanches) qui constituent son œuvre laissent au contraire espérer la possibilité d’un autre monde. « Avant même de savoir lire, enfant, je regardais les images du manga L'oiseau de Feu d'Osamu Tezuka, une fresque futuriste où trois personnes survivent à la guerre nucléaire et voyagent entre le monde microscopique et macroscopique, » se remémore l’artiste. C’est un des livres qui m’a le plus marquée, » insiste-t-elle. Son dernier projet, The Jelly Civilization Chronicle, exposé en ce moment à la galerie Perrotin, le prouve.
"The Jelly Civilization Chronicle” Kaikai Kiki Co., Ltd ©2017 Aya Takano/Kaikai Kiki Co., Ltd. All Rights Reserved.
Les 26 peintures et quelques dessins sur celluloïd qui composent l’exposition sont en réalité les œuvres préparatoires au manga qu’Aya Takano vient d’achever, The Jelly Civilization Chronicle. Évocateur, le titre de cet ouvrage reflète les obsessions de l’artiste qui s’attache à repenser la physicalité de ce qui nous entoure : « Le monde dans lequel nous vivons est essentiellement constitué de matériaux durs – les voitures, les machines, les immeubles sont durs – j'ai toujours détesté cette rigidité. J'ai donc imaginé une civilisation où tout serait élastique et doux. »
Dans la première salle de l’exposition, Aya Takano présente Machine Civilization soit le monde tel qu'elle le perçoit. Tokyo y est dépeinte en clair-obscur, trouble et chaotique. La seconde salle accueille quant à elle ses toiles futuristes, nimbées de lumière et de couleurs éclatantes. S’y côtoient hommes, femmes, bêtes oniriques et montagnes fleuries – un règne nouveau que l'artiste surnomme la Jelly Civilization. Deux mondes donc, qui dialoguent et s'opposent. À travers leurs traits communs, Aya Takano fait pourtant état de la porosité des frontières entre réel et imaginaire et retranscrit la nature duale de l'humain. À ce titre, les personnages qui peuplent ses univers refusent de se restreindre à un genre : androgynes et juvéniles, leurs identités sont multiples et s’inscrivent en dehors de toute binarité.
"The Adventure Inside" 2015, Photo : Claire Dorn ©2015-2017 Aya Takano/Kaikai Kiki Co., Ltd. All Rights Reserved. Courtesy Perrotin
La candeur qui émane de cet univers graphique ne doit pas nous tromper : la beauté, chez l'artiste, sert à souligner la cruauté du monde. « Avant le tsunami, je vivais essentiellement dans mes rêves, et quelque chose a changé à la suite de cet événement, confie l’artiste à propos du de la catastrophe qui a provoqué la mort de plus de 18 000 personnes en 2011. Profondément touchée par la toute-puissance de la nature, Takano explique à quel point ces cataclysmes l’ont transformée. « Je suis devenue végétarienne après le tsunami et d’un seul coup, j’ai ressenti la nécessité de renouer avec les éléments de la nature, leurs textures et leurs odeurs : celles de la terre, des arbres, des forêts... Aujourd'hui, même lorsque je marche dans la ville, j'essaie de sentir les fleurs, les plantes autour de moi. » Pour Aya Takano tout est sacré. Et il suffit de se laisser aller à la contemplation et à la rêverie pour qu'il se révèle à nous.