"L’odeur de la pluie sur le caoutchouc," répond Steph Singer du tac au tac, lorsqu’on lui demande sa madeleine de Proust. « Le caoutchouc mouillé et les frites trop cuites. Ça me rappelle l’odeur de mon école primaire », plaisante-t-elle avant d’embrayer sur le parfum de la lavande qui lui « évoque instantanément (son) amoureux. Il fait pousser de la lavande sur son toit. »
Steph Singer est en phase avec ses cinq sens. Compositrice et directrice créative, à la tête de BitterSuite, une suite de plusieurs concerts sensoriels et immersifs qui font vivre à l’auditeur, une expérience inédite. Car aux concerts donnés par BitterSuite, on écoute, on goûte, on sent et ressent la musique.
En tant qu’auditeur et les yeux bandés, vous serez conduits sur scène par un des danseurs de la troupe. Dès que la musique commence, tous vos sens s’éveillent : des saveurs douces, acides et sucrées chatouillent votre langue, des odeurs étranges ou familières passent sous votre nez et le rythme fait battre votre cœur. La musique fait partie intégrante de cette expérience immersive et multi sensorielle.
Steph Singer ne s’attendait pas à un tel succès, lorsqu’elle a lancé BitterSuite. Les concerts se déroulent aujourd’hui au Roundhouse, au Wilderness Festival et la petite troupe s'est rendu jusqu'à TED, pour donner une conférence. Les compositions de Debussy rencontrent les mélodies pop expérimentales de Tanya Auclair ou le Quatuor à cordes du compositeur tchèque Leoš Janáček au sein de leurs performances, pour réunir et embrasser les contraires.
Obsédée par la synesthésie, Steph Singer a créé BitterSuite dans le but de mêler les sens jusqu’à ce qu’ils se confondent et s’invertissent – les participants finissent par « goûter les mots » ou « entendre des couleurs ». Pour les vrais synesthètes, il ne s’agit pas d’un choix mais d’un mode de vie. Sauf que Steph Singer a choisi d’en faire un parti pris « pour permettre d’établir des connexions auxquelles on ne pense pas systématiquement et ainsi, prolonger son univers et sa vision créative. »
L’odorat est le sens qui nous relie le plus intensément à notre mémoire, il nous reconnecte au monde, aux gens, aux émotions vécues et les réinscrit dans un autre espace-temps, celui du présent.
Dans leur projet, Tapestries, Singer et ses collaborateurs tentent d’extraire les émotions inhérentes à une composition musicale, pour les retranscrire au public. « Comment recréer la sensation des vignes qui nous effleurent le corps ? questionne Steph. Ou bien l’impression que quelqu’un se déplace à travers les murs ? Ou encore, la sensation de peur, d’angoisse que peut procurer la musique ? » Ces quelques émotions créent un sentiment général d’appréhension, explique-t-elle. « Je veux que l’auditeur goute les choses, le temps d’une seconde mais que la sensation soit longue en bouche, s’étire et dure dans le temps. Le whiskey ou la réglisse, par exemple, ont ces propriétés gustatives. »
Au-delà de sa collaboration avec un chef cuisiner, Singer s’est associée au nez Sarah McCartney, qui se charge de créer des correspondances olfactives aux motifs sonores d’une composition : « de sorte qu’une empreinte sensorielle subsiste en nous », confie-t-elle. Sans s’en rendre compte, le fait de sentir quelque chose prolonge l’expérience musicale. L’odorat est le sens qui nous relie le plus intensément à notre mémoire, il nous reconnecte au monde, aux gens, aux émotions vécues et les réinscrit dans un autre espace-temps, celui du présent. »
Pour sensibiliser la mémoire et les sens de chaque auditeur, Steph Singer stimule également le toucher qui prolonge la conscience du rythme et des sonorités. "Beaucoup d’hommes ont été marqués, profondément touchés par l’expérience. Car le toucher est rarement stimulé dans notre vie de tous les jours, » explique Singer. Bien que parfois, s’abstenir de toucher les choses fasse partie de l’expérience. « Lorsqu’on est tout près de quelqu’un, qu’on le frôle sans le toucher, la peau et le corps répondent à ces frôlements qui sont indirectement ressentis de manière très intense. »
Grâce à BitterSuite, Singer s’est aperçue que de nombreux artistes étaient, eux aussi, à la recherche d’une expérience synesthète. « J’ai l’impression que de plus en plus de gens cherchent à développer leurs cinq sens, assure-t-elle. Que ce soit dans la pratique holistique, la médecine, les arts, dans l’univers du parfum ou les restaurants. » La spiritualité, les sens, retrouvent leur juste valeur à l’aune du 21ème siècle, qu’on aurait tort de croire uniquement voué à la matérialité. Singer nomme cette prise de conscience collective le « boom sensoriel », qu’elle assure être exponentielle.
La spiritualité, les sens, retrouvent leur juste valeur à l’aune du 21ème siècle, qu’on aurait tort de croire uniquement voué à la matérialité. Singer nomme cette prise de conscience collective le « boom sensoriel », qu’elle assure être exponentielle.
L’année prochaine, Steph organisera un festival d’envergure à Londres, Open Senses, ouvert à tous ceux qui souhaitent mettre leurs cinq sens à profit. « C’est grisant de voir à quel point les gens s’y intéressent aujourd’hui », confie-t-elle. Selon elle, il s’agit d’une prise de conscience sans frontières ni limites, qu’on peut d’ailleurs retrouver à New York, où Singer habite désormais. « Même si c’est moins flagrant qu’à Londres, où les événements se développent et prolifèrent. À mes yeux, Londres est l’endroit idéal pour réaliser des projets de grande envergure, qui ne perdent rien de leur originalité. New York, c’est la ville de tous les possibles, mais les idées sont vite lissées et absorbées par le mainstream. »
Singer est à la tête d’un projet gigantesque, qui lui prend du temps, de l’énergie et demande beaucoup de sang-froid. Pour autant, le champ de possibles qui s’ouvre à elle, à nous et à tous ceux qui participent, en vaut la chandelle. « Quand on y pense, les idées viennent de ce que nous avons perçu, reconnu à échelle individuelle. Mais nous avons tous souhaité un jour que cette perception soit vécue et ressentie par d’autres que soi. À travers les émotions, les sensations qui nous traversent, se noue une conversation entre l’art et soi. »
Ce périple émotionnel et sensoriel se déploie grâce à de nombreux comédiens, volontaires et performeurs. C’est une expérience onirique qui est vécue de l’intérieur : « Mon métier me procure ma dose d’adrénaline quotidienne, nécessaire. J’ai toujours dit aux jeunes artistes d’avoir en tête la réalisation de leurs idées, mêmes les plus folles. Si un concept, une idée vous semble irréalisable, impossible, complètement délirant…elle marque un temps avant de poursuivre : faites tout pour qu’ils prennent vie. »