La variété française, on a presque cru qu’elle était morte. Pire, qu’elle était désuète, has-been, anachronique. S’il nous arrivait d’en écouter les plus illustres icônes, c’était tard le soir, avec un coup dans le nez et le rire au bout des lèvres. Il fallait attendre que Juliette Armanet, 32 ans, rende à la variété ses lettres de noblesse. Qu’elle s’imprègne et s’inspire des figures mythiques qui l’ont fait naître – de Véronique Sanson à Christophe en passant par Souchon – pour façonner sa musique et la réinscrire dans notre époque, 2017, donc. Qu’elle sacre la langue française à travers ses refrains empreints de mélancolie et de romantisme portés par des refrains pop, le tout face à son piano à queue. Alors qu’elle s’apprête à sortir son premier album en avril – son nom n’a pas encore été révélé– on a rencontré Juliette Armanet, l'une des plus belles relèves de la chanson française.
Comment tu te sens, aujourd’hui ?
Je vais plutôt bien. Je suis en train de peaufiner mon album qui sort en avril. Je ne lui ai pas encore trouvé de nom ! Je serai plus sereine le jour où il sera enfin lâché dans la nature. Pour le moment, je brûle d’envie de tout déconstruire et tout refaire.
Tu n’es pas satisfaite de ce que tu as fait jusqu’ici ?
Je pense que c’est une sensation que connaissent tous les musiciens lorsqu’ils terminent enfin d’enregistrer leur album. Il existe toujours un délai avant qu’il sorte et soit partagé au monde et cet interstice laisse place à la crainte, l’appréhension et tous ces sentiments qu’on éprouve face à l’inachevé. Il y a une force à pouvoir transformer les émotions indicibles en petits objets musicaux, à mettre des mots sur les choses, à les manipuler pour en tirer des chansons. Mais c’est aussi une source d’angoisses perpétuelles !
Je suis perfectionniste donc je laisse sciemment une place à l’insatisfaction. C’est récurrent dans ma vie et mon travail : je ne sais pas me foutre la paix. Comme tout le monde non ? Non c’est vrai. Certaines personnes sont toujours satisfaites de ce qu’elles font. Je les envie mais je ne serais jamais comme elles. On ne s’en rend pas assez compte mais un premier album est un des objets les plus précieux au monde. On met tellement de soi dedans !
Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur cet album et comment tu l’as conçu ?
Il y a aura une douzaine de morceaux. La plupart des chansons qui y figurent ont été composées face à mon piano. Je joue, je chante, je prends un papier, un crayon et j’essaie de trouver les mots qui s’accordent à mon état d’esprit. Ceux qui sonnent le plus juste et me ressemblent. Souvent, c’est la trouvaille d’une mélodie qui m’inspire un texte, une histoire à raconter. Tout se fait naturellement et furtivement.
Le temps de l’inspiration est toujours très court, éphémère. Il faut l’attraper au vol et saisir la brèche avant qu’elle ne se referme. La composition d’une chanson ne me prend jamais plus d’une heure ou deux.
Tu es du genre à te laisser guider par ton instinct ?
Je suis à 250% dans l’instinct. Je n’ai jamais appris à lire la musique donc je ne sais travailler qu’avec ma sensibilité, mon ressenti.
Est-ce que ton humeur joue sur ton processus créatif ?
Pour écrire, il faut que je sois seule et que je me sente libre de plonger dans la musique, sans penser aux contraintes extérieures. Mes émotions dictent le ton de ma musique. Quand j’ai le blues, je me colle à mon piano et il en ressort une ébauche de chanson toujours différente : soit très blues, soit très gaie.
Je ne peux composer que dans un certain type d’humeur : si je suis trop triste ou trop gaie, ça rate à tous les coups ! Tout est une question de balance.
Dans ton prochain album, on retrouve des clins d’œil à la pop, la variété, l’électro et même la musique classique. C’est la diversité de tes inspirations qui est à l’origine de ton album ?
C’est vrai, mes inspirations sont multiples et j’aime les confronter dans ma musique. J’ai composé la plupart de mes morceaux avec, en tête, l’image des grandes figures de la variété française : Barbara, Christophe, Laurent Voulzy – que j’adore, décidément – et Alain Souchon. D’autres sont plus anglo-saxonnes. On peut retrouver des clins d’œil à Alan Parsons, les Pink Floyd, et même Prince dans cet album !
Enfant, j’ai été bercée par la musique classique que j’ai découverte grâce à De Bussy et surtout, Chopin. Ses mélodies sont hyper pop.
C’était important pour toi, de t’inscrire dans un héritage musical précis ?
Si je peux citer la plupart de mes influences, je pense que d’autres sont tout à fait inconscientes. Ce dont je suis sûre, c’est que j’ai ressenti le besoin de m’inscrire dans l’héritage de ce que j’écoutais plus jeune.
J’estime faire partie d’une génération chanceuse à ce niveau-là. Une génération qui a grandi avec des musiciens et chanteurs très talentueux qui ont imprimé la langue française d’une manière indélébile. Je pense à Gainsbourg, Christophe, Sanson.
Tu ne penses pas que cette génération a justement du mal à se défaire de cet héritage musical un peu imposant ?
Non, je pense au contraire que c’est la génération qui nous précède qui a eu du mal à s’en détacher. Aujourd’hui, le paysage musical français et actuel renoue avec son héritage sans le sacraliser pour autant. Les inspirations sont de plus en plus éclectiques et ça fait du bien ! Je considère que nous sommes les enfants heureux de cet héritage. Que nous sommes parvenus à nous réconcilier avec notre passé sans qu’il vienne nous hanter à chaque instant.
Quel souvenir gardes-tu de ton enfance ?
C’est troublant et bizarre mais je dois dire que j’ai très peu de souvenirs de cette période de ma vie ! C’est sans doute parce que j’ai eu une enfance très douce et joyeuse. Aucun heurt ne m’a secouée ni bousculée. Si j’en garde un souvenir, c’est une image éthérée, globale et sereine. Si je me retrouvais enfant, j’aimerais pouvoir dire à la petite fille qui se tient en face de moi : enregistre cet événement, rappelle-toi de cet instant précis.
Quelque chose m’intrigue dans ton parcours : pour financer un de tes premiers clips, tu promettais d’offrir à tous ceux qui participent, un t-shirt imprégné de ton odeur. D’où t’est venue cette idée ? L’odorat fait-il partie de ton processus créatif ?
C’était une petite blague ! On a dû arrêter la campagne en route mais si jamais elle s’était réalisée, je serais probablement allée jusqu’au bout de mon idée. J’aurais imprégné chaque t-shirt de mon bon vieux parfum Chanel auquel je suis restée fidèle.
Étrangement, je travaille peu avec les odeurs et j’y pense rarement. Tout l’inverse de mon mec, qui a un sens très aiguisé de l’odorat. Si je le mets peu à profit, c’est sans doute à cause de l’air de la ville. À Paris, on a peu de temps et d'espace pour respirer.
Si tu pouvais remonter le temps et dîner aux chandelles avec une grande dame, laquelle serait-elle ?
Hier j’ai réécouté I love You Porguy de Nina Simone. Dans cette version, elle chante et joue au piano : c’est d’une beauté foudroyante. J’aimerais qu'elle revienne pour me la chanter. Ou Shakespeare. Parce que c’était un type extrêmement drôle, truculent, fantaisiste, charmant. Il devait être totalement envoûtant. Ou Rabelais, que j’aurais rêvé rencontrer autour d’un grand banquet. Et Prince, évidemment. Quitte à remonter le temps, autant en extraire le meilleur et les plus grands génies.
Quel conseil donnerais-tu aux jeunes filles qui veulent faire de la musique ?
Je leur conseillerais de ne pas rester à vif. Récemment, j’ai lu l’interview d’un artiste qui, je le cite, parlait du pouvoir cathartique de la musique en ces termes : « Quand je me fais plaquer au moins, c’est moi qui repars avec la chanson ». Je trouve cette phrase formidable. Parce qu’on peut toujours tirer du bon de ses blessures. Il suffit d’accepter de prendre du recul sur son vécu et conjurer sa peur de l’échec.