Lorsqu’on la retrouve sur le Canal Saint Martin, tête haute et lunettes vissées sur la tête, Lily commence par vider son sac en bandoulière sous nos yeux : elle en sort une trousse Moumines, quelques grigris porte-bonheur et surtout, un carnet qui renferme des dizaines de croquis. « J’adore dessiner ma bande », confie-t-elle avant de nous tendre l’un de ses dessins qui la représente avec ses amis. Si elle a quitté l’école pour étudier à la maison, c’est le cinéma qui a forgé ses nouvelles amitiés et sa rencontre avec Lily-Rose Depp, très tôt propulsée elle aussi, sous les feux de la rampe. Toutes deux ont connu la frénésie cannoise, les flashs en mode rafale et le brouhaha des défilés que l’une comme l’autre enchaînent. Leur attitude et leurs gènes respectifs (Lily Taïeb est la fille de la réalisatrice Laure Marsac et de l’acteur-producteur Ivan Taïeb) séduisent créateurs comme réalisateurs. Mais toutes deux appartiennent à une génération qui, contrairement à ce qu’on voudrait croire, a les pieds sur terre : « Je juge très sévèrement ma génération, affirme Lily, sa tasse de thé vert au bord des lèvres, avant de se reprendre : Enfin je me compte dedans, évidemment. Je suis exigeante envers moi-même, donc envers les autres. Et très casanière. Je déteste être au cœur de l’attention, j’ai toujours peur d’être déplacée. »
Alors contre toute attente et depuis la fulgurance du succès de Trois Souvenirs de Ma Jeunesse – six fois récompensé dans divers festivals pour sa mise en scène ou sa musique – et son apparition chez Liza Azuelos pour Une Rencontre, Lily accueille son retour à la normale avec une grande sérénité : « Je pense qu’il faut savoir accepter le creux de la vague. » Sage. Tellement sage qu’on hésite à lui demander de quoi ses journées, ses nuits sont faites. Les boites de nuit ? « Un concept vraiment absurde », l’alcool et les cigarettes ? « Je déteste ça », la drogue ? « Je n’en vois pas l’intérêt. » Les concerts peut-être ? Là, ses sourcils se froncent. Elle réfléchit : « Ah oui, j’étais au concert de The Weeknd la semaine dernière. C’était super jusqu’à ce que les mouvements de foule me donnent la nausée, l’horreur. » Les mots filent plus vite que sa pensée et Lily s’arrête de temps à autre pour en suivre le cours, en mesurer l’ampleur : « C’est quelque chose que je n’explique pas mais plus je grandis, plus je me sens mal près des gens que je ne connais pas. »
Lily préfère aux mondanités la simplicité évidente des discussions entre amis. « Des gens super-géniaux » qui parcourent son Instagram et la rassurent. Surtout son amoureux, Tara Jay Bangalter, jeune acteur de deux ans son cadet : « On s’est rencontrés l’été dernier sur le tournage de Journée Blanche, le premier court-métrage de Felix de Givry. Et on est vite tombés amoureux, confie la jeune actrice avant d’ajouter, Il a un petit côté Jean-Pierre Léaud… » Là, ses yeux s’illuminent et rappellent ceux des héros de Trois Souvenirs de Ma Jeunesse. Ceux du premier amour que dépeignait Arnaud Desplechin dans sa fable adolescente en 2015 : « C’est la première fois que je vis ça et du coup, j’ai tout le temps envie et besoin d’être avec lui. C’est vraiment un garçon incroyable et le fait qu’il soit plus jeune que moi ne me pose aucun problème. »
Discuter avec Lily Taïeb, c’est passer d’une chose à l’autre sans transition ni compromis avec un naturel et une sincérité qui désarment : « Je suis un peu dingue » affirme-t-elle, les yeux plongés dans le fond de sa tasse. On réfute, elle raconte qu’elle a fait importer d’Irlande le Livre de Kells, un précieux manuscrit d’époque qui renferme les quatre Evangiles : « En fait, je suis profondément mystique. » On n’a pas le temps de se pencher sur la question, voilà que Lily embraye sur la mémoire des odeurs, le fait qu’elles déclenchent et fassent remonter des souvenirs en elle : « un phénomène qui ne s’explique pas non plus. » – avec Lily, rien ne s’explique mais tout prend du sens, l’air de rien.
La semaine dernière, elle a vu Les Fraises Sauvages, un film d’Ingmar Bergman. Et la jeune actrice en est sortie transformée : « C’est l’histoire d’un vieil homme qui décide de se rendre en voiture à Lund et se rappelle son enfance, son adolescence, sa vie d’égoïste. Les gens qu’il rencontre lors de ce voyage vont le sauver, le délivrer de son passé. Le film retranscrit avec précision le feeling du rêve. » Etrangement, ce film cité par Lily reflète le rêve de tout acteur, toute actrice – parvenir à se défaire de son passé pour se métamorphoser à l’écran : « Je pense que c’est justement ce qui fait défaut à mon jeu, admet-elle sans fausse modestie. Les grands acteurs sont ceux qui parviennent à s’oublier devant la caméra. Moi, je me contente pour le moment de me mettre en pause. » Pour appuyer son propos, Lily file la métaphore de la musique : « Tu vois quand tu mets une chanson sur pause ? Même si elle ne joue plus, tu te souviens l’avoir écoutée, quelques minutes avant. Moi, c’est pareil : sur le plateau, je me mets en pause, mais je ne m’oublie pas tout à fait, je me souviens de tout, explique-t-elle avant de conclure : « Mais j’ai tout le temps pour réussir à sortir de moi-même, à me laisser aller. » D'accord, mais pas trop longtemps alors. N'oublie pas qu'on t'attend Lily, et qu'on a hâte. Très hâte.