J’attends Lynn Barber, assise à la table du très chic restaurant Rules et pour patienter, je relis quelques-uns des meilleurs articles de la journaliste que je m’apprête à interviewer. Pour ceux qui ne connaissent pas Lynn Barber, cette femme à la carrière hors-norme a tiré les vers du nez de Salvador Dali, Rudolf Nureyev, Simon Cowell et même de Kim Kardashian. Avant de lui proposer une rencontre, je me suis questionnée : s’est-elle déjà faite interviewer dans sa vie ? A-t-elle déjà été critiquée pour son travail de journaliste ? J’ai tapé dans la barre de recherche Google : ‘Lynn Barber critique horrible’ en scrollant les pages à toute vitesse avant qu’elle ne me rejoigne à la table du restaurant. C’est elle qui a choisi l’endroit. « Pour ses "oies", s’empresse-t-elle de justifier alors qu'elle s'assoie à mes côtés. J’adore leur gout et c’est une des rares choses que je sais cuisiner. » Je me retourne pour attraper le serveur au vol et commander. En trois secondes, Lynn a le temps de se ruer sur mon téléphone et d’en déverrouiller l’écran.
L’angoisse s’empare de moi mais je dois reconnaître que je suis surtout impressionnée par la rapidité de son geste. J’en suis tellement retournée qu’elle tienne cet objet qui m’appartient que j’en viens à me dire qu’elle va saboter l’enregistrement. Pour ne laisser aucune trace. A-t-elle l’habitude de faire subir la même chose à ses victimes lorsqu'elle les interviewe ?
Ma paranoïa s’estompe à mesure qu’elle s’adresse à moi – tout en tenant mon téléphone : « Tu es ponctuelle, c’est un bon point. Tu as ton recorder avec toi. Et je vois que tu as fait tes recherches. Tu as l'air bien. » Elle revient tout juste de Los Angeles d’où elle interviewait le non moins célèbre David Hockney. « C’était très intense. J’ai senti que c’était sans doute la dernière fois que je l’interviewais. Il n’est pas si vieux. Bientôt 80 ans. Mais je ne me rendrai plus à Los Angeles, du moins, pour les dix prochaines années. » Nous discutons quelques instants du peintre américain avant qu’elle ne coupe court à la conversation avec cette question tranchante : « Tu vas finir par me poser une question ? »
Du haut de son époustouflante carrière, Lynn en profite pour me faire part de son constat en me toisant d'un oeil aguerri : « On n’a rarement plus d’une heure pour une interview », avant de me révéler que ses recherches en amont lui prennent en moyenne une semaine. Mais elle, aime-t-elle qu’on la questionne et si oui, sur quoi ? Les demandes d’interviews n’ont cessé de croitre à mesure que sa popularité a augmenté. Les coups de fils ont plu lorsqu’elle a sorti ses mémoires, An Education, et son adaptation cinématographique éponyme, avec Carey Mulligan dans son propre rôle, dupée par un homme plus vieux et marié dont elle est éprise. « Je suis guérie aujourd’hui. Mais j’ai vécu une drôle de période. Lorsque le livre est sorti, ma mère est morte et je ne pouvais pas en parler publiquement. Je parlais toujours d’elle au présent alors qu’elle était morte. Ça m’a rendue très nerveuse. »
L’entrée arrive sur table : huitres et crabe au menu. Lynn enchaine sur son voyage à Applecross, en Écosse. « L’exact inverse de l’île Skye, sur le même archipel. Pas de restaus chics mais des bars à tous les coins de rue, et des huitres, des moules et des fruits de mer à y déguster. Pas de légumes là-bas, Écosse oblige. C’est sublime bien sûr, du moment qu'on ne craint pas le scorbute. » Je repense à ses livres et m’étonne de ne pas m’être aperçue de son penchant pour la bonne chair et la nourriture. Cela lui vient-il de l’enfance ? Ses parents lui ont-ils transmis cet amour des bonnes choses ? « Pas du tout. C’est assez tragique d’ailleurs. Je pense que c’est dû à l’époque, celle de l’après-guerre. Le rationnement était toujours d’actualité quand j'étais enfant. La grande révélation culinaire de ma mère, c’était le steak haché congelé. Mais j’aimais bien ça. Ça ne me dérangeait pas. On avait aussi des Yorkshire puddings. » Oui, d’accord, mais c’est autre chose que la gastronomie, quand même. « J’ai été happée par les restaurants le premier jour où j’en ai franchi la porte. Je me suis tout de suite dit : C’est une belle astuce. » Le mot « astuce » revient souvent dans la bouche de Lynn. « Quand David et moi avons emménagé ensemble, – son dernier mari, David Cardiff, théoricien des médias et professeur à l’université – ni lui ni moi n'étions de fins cuistots. Nous nous sommes plongés dans la cuisine et au bout d’un mois, j’abandonnais. C’est à ce moment qu’il a acheté le Larousse de la Gastronomie. J’ai été veuve à 59 ans et j’ai enfin appris à me faire cuire un œuf."
"J'ai besoin des gens qu'ils soient reconnaissants"
Aujourd’hui, Lynn vit seule au nord de Londres, dans sa maison familiale. Ses deux grandes filles sont parties depuis longtemps mais rien ne laisse apparaître, chez Lynn, une quelconque envie de se laisser aller à l‘oisiveté que pourrait lui procurer la retraite. D’ailleurs, j'ai l'impression qu’elle apprécie la solitude. « J’ai hébergé un réfugié soudanais chez moi pendant 5 mois. Il cuisinait local et excessivement bien. Je n’ai pas envie d’un locataire parce que je n'ai pas à rendre des comptes. J’ai besoin de quelqu’un qui soit reconnaissant. » Qu’est-il advenu du Soudanais, je demande. « Tout s’est très mal fini. Je lui ai dit que je voulais écrire un article sur sa situation. Le deal, c’était que je ne publie rien avant qu’il ait obtenu l’asile politique. Ce qu’il a obtenu, à la fin. Mais il est monté sur ses grands chevaux et je n’ai plus jamais entendu parler de lui. J’imagine qu’il avait des secrets à cacher. » Cette histoire semble tout droit sortie d’un bouquin d’Alan Bennett.
Droit d’asile ou pas, je commence à comprendre qu’elle est très heureuse en tête à tête avec elle-même. Sans personne. « Je pense que c’est mon côté enfant unique. J’ai été très seule pendant une bonne partie de mon enfance. Avec du recul, je suis surprise de m’être épanouie au sein d’une famille et durant de nombreuses années, adulte. » En parlant du temps qui passe, Lynn a aujourd’hui 72 ans et je ne peux pas m’empêcher de lui demander comment elle vit sa vieillesse dans une culture qui fait le culte de la jeunesse. « Tu dis ça comme si c’était nouveau. Mais quand je travaillais pour le Sunday Express, on plaisantait déjà sur l’âge du prochain rédacteur en chef : sera-t-il majeur ? Pour te répondre, je m’y suis faite depuis longtemps. » Y voit-elle des bénéfices ?
« J’ai été embarrassée un certain temps de poser des questions d’ordre sexuel à ceux que j’ai interviewé. Je me disais qu’ils seraient un peu choqués par les questions d’une vieille dame comme moi. J’ai interviewé Katie Price. On voulait que je l’interviewe avec l’auteure Margaret Drabble et je dois dire que je ne suis pas très fan des interviews croisées, parce que j’ai tendance à les confondre à l’écoute. Mais je ne pense pas… Enfin, j'aurais pu demander à Margaret Drabble de me révéler la taille de ses implants mammaires… » Le plat arrive et coupe la fin de sa phrase. L’oiseau, l'oie tant attendue. Elle s’y plonge avant de me dire : « C’est le début de la saison. À cette période de l’année, les oies sont tendres, moins fortes que les mois qui suivent. Le parfum subtil qui s‘en dégage embaume l’espace. » Ils sont joliment présentés, avec de multiples accompagnements : gelée de groseille, chips de légumes et sauce aux herbes. C’est merveilleux « Mais je préfère les oies plus fermes. Avec une sauce plus épaisse. »
"Katie Price n'a même pas lu son propre livre, que veux-tu qu'elle ait lu sur moi ?"
Lynn sait que je l'enregistre. Ça ne l'empêche pas de me dire plusieurs choses. Notamment qu'elle déteste interviewer les acteurs « trop ennuyeux » mais qu'elle raffole des politiques. « Les politiques attendent de toi que tu connaisses le nom de chaque député – et puis quoi encore ? J’ai envie de leur hurler : mais tu ne lis pas les sondages qui montrent que 90% de la population ne peut même pas citer le nom de son premier ministre ?! Ils sont si suffisants. Ils vivent dans leur petite bulle. Au moins Katie Price est au courant de l’autre monde, le vrai. » Elle revient tout le temps à Katie Price et je n’arrive pas à savoir pourquoi elle l’a encore en tête. « En fait, je suis née le même jour qu’elle. Disons que ça nous a instinctivement rapprochées. » Est-ce que Katie lui a posé les mêmes questions que Lynn s’est empressée de me poser à moi ? « Pas du tout. D’ailleurs, elle n’a même pas lu son propre livre. Que veux-tu qu'elle ait lu sur moi ? » Est-ce que ça l’ennuie ? « Pourquoi ? C’est agréable, au contraire. Elle m’a offert du travail au milieu de l’interview. C’est la première fois que quelque chose comme ça m’arrive. Elle fait la promotion de son livre très bientôt et m’a demandé de présenter son œuvre sur scène; de lui poser des questions à son propos. Du tout nouveau pour moi ! » Elle réfléchit avant d’enchainer : « J’y ai pensé quelques minutes avant de me raviser. Elle me rappelle trop mon amie Tracey Emin. Du genre…Auto-suffisante. Si j’avais accepté, j’aurais probablement passé ma soirée à me sentir mal à l'aise, prostrée dans un coin en buvant des Porn Star Martinis.
Il y a peu de personnes pour qui j'ai de l'estime – j'en ai pour David Hockney"
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Barber en impose. Sans doute sa carrière et son ascension lui ont conféré une certaine assurance. Étrangement. Je ne l'imagine pas en société. Avant de la rencontrer et tandis que j'étais sur la route, j'ai relu son interview légendaire de Marianne Faithfull avec sa terrible garde rapprochée. Est-ce qu'elle s'est déjà rêvée à la place de ceux qu'elle interroge ? "Il y a peu de gens que j'ai interviewé dont j'estime vraiment l'aura. Hockney est l'un d'entre eux. J'ai voyagé jusqu'à Los Angeles en classe éco et avec Norwegian Airlines... Pour te dire."
Katie Price fait-elle partie de l'autre catégorie ? Ceux qui ne méritent ni son respect ni son amitié ? "Je ne dirais pas de Katie qu'elle est un monstre. Elle a du tempérament. Et j'aime les gens qui en ont. Les monstres sont méchants. Ce n'est pas son cas." Je repense à son interview de Boris Johnson, le secrétaire d'état britannique pro-Brexit qui, je le sens et tout le monde a du le sentir à travers ses lignes, l'a charmée. "C'est un aveu que je te fais : je suis moi-même horrifiée d'être tombée sous son charme. Je lui ai consacré deux articles. La première fois, il m'a plu. La seconde, plus tellement."
"Je me fiche tellement de ce que la twittosphère dit de moi"
La déception la chagrine, je le vois dans ses yeux. Ce que j'en retiens, c'est surtout qu'elle échappe à toute bien-pensance. En revanche, elle déteste qu'on la prenne pour une femme sans âme et sans coeur. C'est étonnant quand on sait qu'elle a qualifié Marianne Faithfull de "vieille rockeuse flétrie" ? Elle me corrige aussitôt : "rockeuse vieillissante, j'ai écrit. Laisse-moi te donner un conseil pour ta carrière à venir : si tu critiques quelqu'un sur son physique, comme je l'ai fait en parlant de la petite moustache d'Helena Bonham Carter, il t'en voudra pour le restant de tes jours. C'est la seule chose dont Helena se souvient alors que l'article, élogieux par ailleurs, faisait 4000 mots."
Il faut que je lui dise : tout à l'heure, lorsqu'elle est arrivée à table et qu'elle s'est emparée de mon téléphone, j'ai carrément flippé, d'autant que j'étais parvenue à mettre la main sur un article pamphlétaire, critiquant ses méthodes journalistiques et son livre "écrit à la hache". Elle me toise : "Qui a écrit ça ? Que je le mette sur ma 'hate liste'. (Frances Wilson pour le Telegraph). Oui, hé bien je ne l'aime pas de principe. Et je n'ai jamais entendu parler de lui ou d'elle. Craig Brown a écrit une parodie de mon bouquin. Évidemment que ça m'affecte, parce que c'est quelqu'un dont j'admire le parcourt et le travail." Reconnait-elle le talent du journaliste qui l'a parodié ? "Ça va pas ? Pourquoi le ferais-je ?" Je lui réponds qu'être digne de son attention à lui est à prendre comme un compliment, à mes yeux. "Ce serait un honneur qu'il ait daigné lire mon livre ? Je ne sais pas. Mais je sais que je me soucie peu des critiques émanant de gens dont je ne connais ni le nom ni les méthodes." Sans grande surprise, elle se moque bien, aussi, de ce que pensent et disent d'elle les réseaux sociaux. "Je me fiche complètement de ce que la Twittosphère pense de moi. Quant à ses utilisateurs... Écoute, j'ai bossé pendant très longtemps pour le Sunday Express. J'ai remporté deux Press Awards à cette époque. Ce n'est que lorsque j'ai intégré l'équipe du Independant qu'on s'est intéressé à moi. C'est là que j'ai compris que personne ne lisait vraiment le Sunday Express. Ils m'appelaient tous 'Demon Barber' ou 'Bitchy Barber'. C'est une abbération, je n'étais absolument pas plus bitchy qu'avant."
"Tout le monde m'appelait 'Demon Barber' et 'Bitchy Barber'. Quelle aberration..."
Je lui parle du journaliste et auteur Rod Liddle qui m'a descendu dans un article. Elle répond du tac au tac : "C'est un jaloux, voilà tout. Je l'ai descendu dans mon programme Artsnight. C'est un drôle de petit bonhomme, hein ? Mais je l'aime bien. J'aime son étrangeté. La plupart des chroniqueurs ont l'air d'écrire pour une certaine cible, la classe moyenne huppée. C'est de plus en plus difficile de trouver des journalistes en marge de la tendance..." Qui aime-t-elle lire ? "Rob Liddle. Jeremy Clarkson, aussi. Dominic Lawson, que je prends à la lettre. Pas tellement au final."
Puisqu'on parle de réputation, il faut rappeler que le phénomène "Demon Barber" s'est accentué ces dernières années. J'en profite pour lui demander si son travail en a pâti. "Quand les gens ont commencé à dire un peu partout 'c'est une salope', j'ai paniqué que les gens me refusent des interviews. En réalité, ceux qui ont refusé sont en majorité des acteurs. Et tu sais quoi, je trouve que les acteurs sont hyper ennuyeux. Qu'ils aient peur de moi me fait doucement rire. Mais les journalistes... C'est quoi leur problème ? Pourquoi les journalistes et les acteurs n'ont que leur égo en tête ? Les journalistes sont des poules mouillées. Leur seule ambition est de sortir un truc avant le Mail. Mais ils se demandent, parfois, ce que veulent et attendent les gens qui les lisent ?"
"C'est de plus en plus difficile de trouver des journalistes en marge de la tendance"
C'est à cet instant précis, la fin de sa phrase, que Barber se lève pour aller fumer une cigarette. Je l'imite et lui en emprunte une. La première depuis 10 ans. Grosse buveuse, grosse fumeuse, elle me met quand même en garde et me hurle : "Ne la prends pas ! Ne la fume pas !" L'instinct maternel prend le dessus sur la journaliste bitchy. Mais je fais mine de ne pas l'entendre. Sauf que la cigarette me stone au point que j'en oublie la plupart des questions que j'avais en tête. J'embraye sur les sens qui se déploient lorsqu'elle réalise une interview. Est-elle du genre à se laisser guider par ses émotions ? "Pas vraiment", ponctue-t-elle, la cigarette au coin des lèvres. Lynn fume toujours autant, même à son âge. J'ai vu une retransmission de son interview à la télé à l'occasion du Hay Literary Festival, dans laquelle un participant fait un malaise terrible, au milieu de la foule et devant les caméras. La réponse de Barber : "Il lui faut une petite cigarette".
Barber a-t-elle encore des rêves, des idoles et des icônes ? A-t-elle envie, par exemple, de rencontrer Madonna ? "Elle a pas l'air hyper fun. Non, j'aimerais avoir un nouveau shot de Boris Johnson. J'ai aussi interviewé Rupert Everett deux fois." Il n'est jamais évident d'interviewer quelqu'un de notoriété publique, quelqu'un qui est forcément passé par le jeu de l'interview une bonne quinzaine de fois. Avant de retrouver Lynn, c'est un peu ce que je me suis dit. "Oui, c'est vrai, mais n'est-ce pas le cas de Katie Price ? Le truc avec la notoriété, c'est qu'aujourd'hui, on peut accorder de la valeur à mon article quand bien même les réponses de mes interlocuteurs ne changent pas la face du monde. Mais je ne me repose pas sur mes lauriers pour autant. Si je ne faisais que donner mon opinion à moi, mes papiers seraient mauvais. J'essaie toujours de leur faire dire quelque chose qu'ils n'ont jamais dit. Même si c'est Rafael Nadal ou Boris Becker, dont les citations sont toujours un peu nazes. La vérité, c'est que le monde du sport ne laisse aucune place à la spontanéité. J'aime mieux les parlementaires et les lobbyistes. Si le journaliste se comporte bien, avec intelligence, il peut toujours en tirer quelque chose." À mes yeux, les politiques sont justement beaucoup plus durs à manipuler, surtout à l'ère des post-truth politics, comme aime à le définir Barber. "Est-ce une tendance ? Si oui c'est déprimant. De dire au public ce qu'il a envie d'entendre. Trump ? J'adorerais interviewer Trump." Comment s'y prendrait-elle ? Et comment tirer les vers du nez à quelqu'un qu'on méprise ? "Je n'ai pas de recette miracle. Et c'est pour cette raison que j'aime de plus en plus interviewer les politiques – je n'en tire aucun bénéfice. Mais le Sunday Times ne me laissera jamais traîner avec quelqu'un qui pourrait être leur pire ennemi ou au contraire, leur poulain. J'ai l'impression qu'ils me voient comme de la chair à canon. Non, la personne que j'ai en tête en ce moment, c'est Sadiq Khan (l'actuel maire de Londres). Mais j'adorerais interviewer les plus pourris, aussi." Elle dit aimer les scandales, les rumeurs et les gros titres. À l'instar de l'affaire Keith Vaz, l'élu britannique qui a démissionné après que les journalistes aient révélé son penchant pour la drogue et la prostitution. "Ah ! Ça c'est une histoire de tabloïd réussie ! Mais celle que je préfère et qui n'a pas eu le succès que je lui prédestinais, est l'affaire de Vince Cable (l'ancien secrétaire d'État britannique, ndlt) pris au piège par deux jeunes journalistes femmes. Il était plein d'orgueil. Du genre 'je peux vous montrer la Chambre des communes.' Je pense que cette citation 'La politique est un spectacle pour les mauvaises personnes' est plus que jamais d'actualité. Sinon, les personnalités politiques ne joueraient pas le jeu de la télé-réalité, aujourd'hui."
N'est-ce pas à l'image de ceux qui acceptent de répondre à Barber, tout en connaissant sa réputation bitchy ? C'est un échange de bons procédés, à ses yeux. "Ils jouent le jeu et moi aussi. Je ne déforme pas leurs propos, contrairement à certains journalistes dont je soupçonne la déontologie d'être aacessoire."
"Tout le monde peut faire ce que je fais à la télé."
Je rétorque que la presse, dans son ensemble, me déprime un peu aujourd'hui. C'est la culture du click qui prime en 2016. "Je ne suis pas d'accord. Mes rédacteurs en chef, peut-être, qui jouent le jeu de Twitter. Et j'ai peur qu'ils me virent parfois !" Argh, je réponds. Peut-on être journaliste et serein en 2016 ? "Je m'y suis faite, s'ils veulent me virer ils le feront et voilà. Bien sûr, je me battrai pour que cela ne se produise pas. Mais je devrais écrire un second bouquin si je suis virée. J'ai un embryon de seconde carrière avec ce truc à Artnight. Ce qui est bien, c'est que ça me force à rester curieuse. Le Sunday Times est plus intéressé par mon personnage télévisuel que par ma plume journalistique. Si je suis à la télé, je dois être jeune et tendance !" Je dois avouer que son personnage à la télé me fascine moins que son écriture. Sur le plateau, Lynn se contente de poser des questions, certes intéressantes, mais moins acerbes. Forcément. "Hé oui, je me maquille pour les caméras ! C'est très différent en effet. Je ne prends pas ces choses très au sérieux. Tout le monde peut faire ce que je fais à la télé. Aucune compétence n'est vraiment requise." Je ne suis pas tellement d'accord avec elle. "Tu ne fais pas de télé, toi ? me questionne-t-elle. "C'est simple comme bonjour ! Avec un peu de fard et de poudre. C'est étrange, c'est vrai. Je suis encensée pour ce que je fais tous les jours. Mais il y a bien une différence entre la télé et la presse écrite. J'adore être maquillée." Je suis une grande fan de son programme Artsnight (une émission sur la BBC que Lynn anime, ndlt). Surtout parce qu'elle a rencontré la plupart de mes héros; John Waters en première position. J'aime les gens qu'elle choisit. "Mais je pourrais encore faire mieux. J'ai dû interviewer le groupe Mumford and Sons. Et franchement, ce n'était pas mon premier choix. Mais oui, c'est assez sympa de passer du temps avec de jeunes personnes. Des jeunes qui peuvent faire plein de trucs avec mon téléphone. L'écriture, c'est plus difficile. C'est un travail solitaire. Alors que là, c'est un travail de groupe. Avec des jeunes qui prennent ma température, me proposent du café, du jus de fruit. Et moi je dis : 'non, je veux du vin!' C'est là tout le problème : ils n'ont pas le droit de me donner du vin ! Déjà, j'ai dû leur faire comprendre à la BBC qu'un déjeuner ne commençait pas à 2 heures de l'aprèm. Je sais que c'est interdit, mais s'ils veulent que je reste, il me faut du vin. C'est mon moteur. Et leurs wraps ne font pas l'affaire."
Nous fumons une seconde cigarette et évoquons les regrets qui nous restent en tête. "J'en ai quelques-uns, me glisse-t-elle. J'aurais aimé aller à Glastonbury. Vivre sous une tente, quand mes gamins étaient encore en bas-âge. Aujourd'hui ce qu'il me reste c'est un lumbago. Glamour, hein ?" Ça me fait rire de l'imaginer dans une tente comme une hippie et je me souviens qu'elle est dingue d'astrologie. Je suis Taureau et dieu sait que je ne me verrais pour rien au monde dans une grotte ou sous une tente à Glastonbury. Plutôt mourrir. Elle me rétorque : "Taureau ? Qui donc est Taureau dans mon entourage ? Ma fille. L'opposé du Gémeaux que je suis. T'es du genre rancunière, je me trompe ?" Ah ça, c'est une certitude. Qu'en est-il d'elle ? "Les Gémeaux ont de la rancune et sont capables de détester beaucoup de gens. Mais avec le temps, on oublie pourquoi. Le scénario se reproduit fréquemment : j'arrive à une fête. Je vois cette femme. Et je me dis 'oh, je la déteste'. Puis a) Mais qui est-elle ? et b) Pourquoi diable est-ce que je la déteste ? Je fais confiance à mon instinct. Donc je continue de la haïr, même si j'ai oublié la raison de ma haine."
Nous finissons le repas et j'essaie de la convaincre de partager une assiette de fromage avec moi. "J'essaie d'éviter. Pour moi, c'est comme manger du gras en cubes." Ok. Et si elle pouvait revenir en arrière ? Qu'est-ce qu'elle changerait dans sa vie ? "J'aurais aimé prendre plus de risques. Les gens me voient comme une fonceuse. Mais je suis plus sensible et réfléchie qu'on ne le croit. Si je me penche sur ma vie, je me dis que j'ai vraiment joué la carte de la facilité." Je ne suis pas très convaincue par son discours : elle s'est quand même bourrée la gueule avec Shane McGowan, l'illustre chanteur des Pogues. On a fait plus calme et adulte, dans le genre. "D'autres que moi ont évidemment des vies plus réglées mais j'admire plus que tout ceux qui prennent des risques. Je me suis toujours protégée, quoi qu'on en dise. Je ne sors pas souvent de ma zone de confort."
Quelles sont ses plus grandes motivations aujourd'hui ? L'argent ? "Pas le moins du monde. Dès que j'ai de l'argent, je le dépense en oeuvres d'art. Mais ça n'a jamais eu beaucoup d'importance à mes yeux. David était comme moi. On s'est démenés et ça a payé. Plus qu'on ne l'avait imaginé. Aujourd'hui bien sûr, je suis heureuse d'avoir cette belle maison dans le nord de Londres. Et plein de belles choses. Mais l'argent n'a jamais été mon moteur et j'ai pris de gros risques en passant du Telegraph à L'Observer, juste parce que je m'ennuyais au Telegraph." Aujourd'hui, Lynn peut faire ce qu'elle veut ou presque, de toute façon. "Oui, c'est vrai. Mais je veux continuer à bosser, tant que je le peux."
"Les gens me voient comme une fonceuse."
Je la voix comme une guerrière, une amazone, une meneuse. Barber se voit tout autrement. Elle se soucie peu de ce qu'on pense d'elle. De ce qui restera. Contrairement à la plupart des journalistes qui flirtent avec les peoples pour en tirer la notoriété qu'ils attendent, Lynn Barber reste intègre. Que reste-t-il à lui poser ? Une colle peut-être ? "Quelle que soit la question, je répondrai non." Non quoi ? "Non, je n'y répondrai pas."