Loin de l'élitisme dont la danse contemporaine se targue parfois le collectif multi-disciplinaire (LA)HORDE, créé par trois artistes, va à contre-courant et propose d'introduire la danse aux amateurs, adolescents et seniors, tous milieux et background confondus. Marine Brutti, membre fondatrice du collectif, croit à la démocratisation de l'art et la modernisation de ses codes. En créant des ponts entre les disciplines artistiques (l'art plastique, la danse, l'installation, la vidéo), (LA)HORDE se détourne des frontières jadis instaurées par les institutions pour mieux renverser la binarité des genres et "faire enfin parler les corps", sur scène ou sur internet. Leur univers, cérébral sans être pompeux, emprunte autant à la culture pop qu'à Michel Foucault, au jumpstyle qu'à la danse post-internet – il prône l'universalité et l'horizontalité à l'instar de toute une génération. Nous avons rencontré Marine pour en savoir plus.
Qui est à l’origine de (LA)HORDE et quelle était l'idée derrière ce collectif ?
(LA)HORDE est un collectif qui réunit trois artistes, Jonathan Debrouwer, Arthur Harel et moi-même. Ensemble nous développons notre pratique à travers la mise en scène, la réalisation de films, l’installation vidéo, la création chorégraphique et la performance. Nous avions envie d’échanger sur nos différents projets et de construire une structure qui pourrait nous représenter tous. (LA)HORDE est né très rapidement après. L’envie de collectif, pour s’effacer derrière le groupe, et se libérer de l‘association entre la personne et la persona a été le moteur principal. Personne dans le public ne pourra vraiment savoir qui de nous trois parle à quel moment, et au final nous non plus d’ailleurs!
Un de vos spectacles met le concept de danse post-Internet à l’honneur. Tu peux m’en dire un peu plus ? C’est quoi, la danse post-Internet ?
L’art sait s’emparer de manière très rapide de néologismes et s’amuse à nommer très vite des courants, des époques, on a eu récemment des exemples assez marrant comme le zombie formalism... Le terme « post internet » est extrêmement évident quand il s’agit de la représentation –je suis étonnée que le monde de la danse ne s’en soit pas emparé immédiatement. C’est un terme qui correspond vraiment à notre pratique et notre vision de la danse car il induit que le corps s’implique différemment aujourd’hui dans des espaces réels et virtuels, en 3D et en 2D. Ensuite, parce que ce nouvel espace d’expression a amené beaucoup de personnes à se filmer chez elles, dans leur intimité et en dansant, mais surtout à les partager sur la toile. C’est un geste très fort sur la question de la représentation. Cela nous permet d’avoir accès à des danses plus spécifiques, des danses traditionnelles, des tutoriels, ou encore des danses qui se sont au départ uniquement développées sur internet. C’est le cas du jumpstyle, la danse sur laquelle nous travaillons actuellement.
C’est un terme emprunté à l’art contemporain. Est-ce que cet emprunt justifie votre démarche de réunir différentes disciplines artistiques ?
Dans (LA)HORDE, nous évoluons de manière naturelle entre art contemporain, danse contemporaine et cinéma. Il est important pour nous de ne pas nous cantonner à un seul domaine. On a envie de travailler plusieurs formats et de faire parler les corps. Nous sommes par exemple en résidence dans un club pour les soirées Possession, avec Anne-Claire Gallet (Dactylo). Dans ce cadre, nous allons réaliser notre deuxième court-métrage. Nous allons aussi réaliser une vidéo sur les cloud chasers pour la Lafayette Anticipation, la fondation des Galeries Lafayette.
Vous avez fait danser des séniors, mais aussi des adolescents. Deux générations bien distinctes dont les corps sont peu représentés socialement et questionnent notre rapport à la beauté. Cette démarche est-elle consciente de votre part ? Est-elle politique ?
Nous n’avons pas eu à combattre des idées réacs en interne, mais à affiner notre rapport au monde, à la représentation et la responsabilité qu’elle engage. Nous n’avons aucune envie d’être dans la continuité des normes physiques imposées par la société actuelle. Mais nous faisons aussi attention à ne pas tomber dans une esthétisation inversée, qui est tout aussi contestable. Quand on nous a proposé de faire un projet avec les séniors, notre première réaction a été de nous dire que ce terme ne signifiait rien pour nous : les interprètes sur le plateau avaient entre 54 et 84 ans. Mais si un jeune sportif se considérant senior s’était présenté, nous aurions travaillé avec lui aussi. Je sais que j’essaye souvent de faire sortir les femmes comme les hommes des normes dans lesquelles ils ont grandi, afin que la réapropriation de leurs corps puisse devenir ou redevenir un choix. Nous travaillons avec tous les types de corps. C’était le parti de Night owl, un spectacle que nous avons présenté avec des danseurs aveugles ou mal-voyants. Tous les interprètes portaient de faux-masques de réalité augmentée. L’idée était d’inviter le spectateur à imaginer qu’un autre monde se déroulait sous ses yeux et à travers ceux des danseurs mal-voyants. En libérant le corps de chaque danseur des normes et des diktats qui l’astreignent, nous entendons libérer le spectateur.
Quelle définition donnerais-tu, en tant qu’artiste et chorégraphe, à la féminité aujourd’hui? La danse est-elle un moyen de se la (ré)approprier ?
La féminité est un terme ambivalent, essentiellement conditionné par l’environnement socio-culturel. Il y a beaucoup d’abus de langage qui font que c’est un terme que j’utilise avec précaution. Je dirais que pour moi, la féminité aujourd’hui, c’est comme le féminisme : ce n’est pas une question de sexe. Chacun peut s’approprier une définition de la/sa féminité dans un refus des règles établies comme dans une adhésion totale ou un détournement conscient des modèles qui nous sont proposés. La danse est un outil très fort car il engage physiquement. Les gestes et les attitudes autorisés dans les différentes sociétés ont en réalité un spectre très restreint. Il est donc intéressant de donner la possibilité, dans l’espace scénique, de transgresser, prendre du plaisir physique, être en colère ou d’être violent. Tout ce qui pourrait être « mal vu » ailleurs mais qui est regardé avec attention ici. Notre façon de se déplacer, de se mouvoir, répond directement à l’endroit où le corps se trouve. Il s’adapte à chaque environnement. Dans un club, par exemple, le corps se libère plus aisément des contraintes sociales qui l’enserrent au quotidien, dans la rue ou en société – les corps se touchent, les épaules se frôlent, les hanches s’effleurent. Nous nous sentons libres de toucher et d’être touché en retour par autrui. Notre prochain spectacle sera d’ailleurs l’occasion de réintroduire la notion d’hétérotopies, un concept développé par Michel Foucault définissant un espace obéissant à des codes et des règles alternatifs à ceux établis dans une société donnée.
Quel rôle joue la musique au sein de vos spectacles et comment la choisissez-vous ?
Jonathan, Arthur et moi portons beaucoup d’intérêt à la musique, intrinsèque à notre processus créatif. Nous choisissons systématiquement la musique qui accompagne nos spectacles et nous invitons fréquemment des musiciens dont nous estimons le travail à venir jouer sur scène. Pour notre prochain spectacle sur le jumpstyle, nous comptons travailler sur la rythmique naturelle des sons produits par les sauts des danseurs – pour nous détacher de la musique hardcore généralement liée à cette danse populaire.
Dans l’art en général, où viens-tu puiser ton inspiration ?
Ça peut paraître un peu simpliste, mais vraiment partout. Il y a une réelle gymnastique à faire en permanence pour distancier le réel et glisser vers la fiction. Il faut être attentif et critique en permanence pour être en lien avec son époque et écrire de manière à être en résonance/dissonance avec le contexte.