« Quels sont vos plus vieux souvenirs ? A quelles images, quelles odeurs les associez-vous ? Comment imaginez-vous l’avenir ? L’imaginez-vous différemment de vos proches, votre famille ? » Ce sont quelques-unes des questions posées par l’étude sur le temps et la mémoire réalisée par le community future lab, dans les quartiers nord de Philadelphie. Si l’on s’en tient aux résultats, il apparaît que les souvenirs façonnent notre présent, nourrissent nos inspirations, nos rêves au quotidien. Alors que les communautés locales sont contraintes de se déplacer des suites de la gentrification, Community Future Lab considère la mémoire et l’afro-futurisme (un mouvement culturel où la science-fiction et de la technoculture sont les piliers fondateurs de l’imaginaire des diasporas africaines) comme les éléments nécessaires à la préservation de l’histoire des communautés.
Ses fondatrices, Camae Ayewa et Rasheedah Phillips ont nourri leur art et leur activisme de la philosophie afro-futuriste. Ayewa, musicienne, est actuellement en tournée pour produire sur scène son premier album noise, punk et jazz acclamé par la critique, Fetish Bones. Depuis près de 10 ans, elle co-dirige ROCKERS ! un spectacle mensuel qui met à l’honneur les artistes femmes queer/trans et de couleur. Phillips, quant à elle, est une auteure de science-fiction, une mère et une avocate à temps plein qui organise des bals de bienfaisance axés sur l’afro-futurisme, afin d’engager la discussion et de favoriser les rencontres entre les différents acteurs du milieu. Pour elle, « l’afro-futurisme est un terme académique qui s’est également adapté aux milieux underground. C’est un concept qui par différents aspects peut servir les communautés ainsi que les gens avec qui je travaille en tant qu’avocate. »
Les deux femmes ont commencé à collaborer ensemble lorsque Ayewa a réalisé une installation sonore pour le premier roman de Phillip. Très vite, elles ont souhaité lancer Community Futures Lab. A l’instar de nombreux états américains, le secteur de North Philadelphia a été frappé par la crise industrielle nationale et a largement été laissé pour compte. Jusqu’à ce que les promoteurs s’en emparent et qu’un immense redéveloppement immobilier de plusieurs millions de dollars voit le jour, et ne déplacent, inévitablement, les communautés qui y vivaient. Ayewa est originaire du Maryland, Phillips, du New Jersey. Mais toutes les deux ont élu domicile en North Philadelphia il y a plus de dix ans et en ont fait leur maison. S’il n’a pas directement stoppé le processus de gentrification en cours en un an d’existence, le Lab espère néanmoins sensibiliser les consciences à ce phénomène urbain grâce aux dizaines de workshops qu’elles animent. Elles y parlent de droit de locataires, de la dépression dans les communautés noires et oeuvrent à la mémoire collective en créant une capsule quantique temporelle accessible dans le temps.
Un mardi ensoleillé d’hiver, alors que les immeubles multicolores de la Ridge Avenue scintillaient, le Lab s’apprête à lancer son 6ème bal afro-futuriste de charité, nous avons retrouvé ses fondatrices pour parler de voyage dans le temps, de la problématique du logement et de la dialectique communautaire/universelle.
Quelle est la relation entre votre collectif et ceux comme Metropolarity, Black Quantum Futurism, Afrofuturist Affair ?
Rasheeda Phillips: Community Futures Lab est l’évolution naturelle de ces quelques principes : notre action vis-à-vis d’une communauté qui a part liée avec les principes développés par l’afro-futurisme et le Black quantum futurism (une nouvelle manière d’appréhender la réalité en manipulant les notions du temps et de l’espace et en faire des outils d’émancipation de ces mêmes communautés. En musique et en images. Nous ne voyons pas ces choses séparément : ce sont deux manières de vivre au quotidien, de s’inscrire dans le monde et de s'émanciper. L’idée n’est pas de libérer les gens (je déteste ce concept) mais de former une communauté ensemble.
Nous faisons partie de cette communauté et nous avons analysé et expérimenté individuellement le phénomène de gentrification et son corollaire, le redéveloppement. Nous voulions trouver un espace où penser et théoriser ces phénomènes ensemble était possible, un espace où se réunir pour amorcer l’idée de changement et concevoir collectivement un futur commun.
La plupart de votre projet s’attache à préserver l’histoire et la mémoire de votre communauté. A quel point cette dernière s’investit dans le projet ?
RP: C’est une idée populaire, qui sonne bien mais c’est à ceux qui s’engagent de le faire rayonner. Quand on organise un workshop, de nombreuses personnes extérieures à la communauté viennent et il est difficile de faire venir ceux qui font partie de cette communauté. Dans un premier temps parce que nous sommes forcés de nous déplacer tout le temps, dans un second temps parce qu’en faisant le choix d’assister aux workshops, les gens sont obligés de rater un jour de travail, ou hésitent à s’y rendre à la fin de la journée, quand on préfère rentrer chez soi et dormir. L’engagement est difficile et c’est un vrai défi.
On entend parler de notre travail et c’est formidable même si j’ai peu l’impression qu’on se soucie des gens qui sont directement affectés par le déplacement. C’est un processus qui prend énormément de temps. On ne peut pas changer la perception des gens en six mois, même avec une belle devanture.
Vous organisez des workshops thématiques sur les droits des locataires, les violences domestiques… Des sujets très éclectiques.
Camae Ayewa : Oui et on les change à chaque saison. Pendant l’hiver, on organise des workshops en lien avec la saison : les gens ont froid, les taudis se délabrent, les coupures sont fréquentes et rien n’est jamais fixé. Mais nous avons aussi organisé des wrokshops créatifs et échangé autour de la musique.
RP : L’angle de ce projet est le logement. Et le logement est une problématique essentielle car elle reste un pilier pour la vie individuelle et collective. Si les lois au logement ne sont pas respectées, rien n’est respecté. Parler de son expérience personnelle en matière de logement est essentiel à l’expérience du temps vécue par les gens [et les communautés]. En l’occurrence, cette communauté est contrainte de se déplacer et [les promoteurs] construisent des logements qui ne sont pas à la portée de [cette même communauté].
CA : Nous voulons que les gens comprennent à quel point l’endroit où l’on a vécu et l’époque à laquelle on a déménagé impactent la vie des gens et comment ils conçoivent l’endroit où ils vivent à tel moment.
Ma perception du temps est tout à fait liée au fait que ma famille déménage tous les deux ans. Comment introduisez-vous les théories formulées par le Black Quantum Futurism à ceux qui ne les connaissent pas ?
RP : A chaque fois différemment. On peut l’introduire par le biais d’un workshop d’écriture, à travers un atelier « Black Quantum Futurism. » Parfois, l’idée n’est pas directement de présenter ce concept directement mais d’en parler à travers le prisme du voyage dans le temps : n’importe qui peut se familiariser avec ce concept. Parfois, nous organisons des workshops pour la jeunesse où nous posons la question : « comment te vois-tu dans le futur ? » ou « si tu avais une machine à remonter le temps, comment l’utiliserais-tu ? ». Sinon, nous présentons quelques clips multimédia qu’on compare à d’autres clips afrofuturistes pour analyser les différentes façons d’appréhender le futur.
A chaque workshop, on commence par tout mettre à plat. Nous ne nous mettons aucune pression. Et les ateliers n’ont rien des cours académiques. Ce n’est pas un examen mais une manière d’obtenir des informations. Dès que vous avez l’impression d’avoir obtenu une réponse à vos questions, vous êtes libres de partir ou de rester. Nous ne sommes pas des professeurs mais des intermédiaires, présentes pour que les tips et les infos s’échangent.
RP : D’ailleurs, on ne peut pas demander aux gens, dès qu’ils arrivent : « Comment expérimentez-vous le temps ? » mais vous pouvez les amener à se questionner sur le temps et de fil en aiguilles, les gens y répondent d’eux-mêmes. Nous parlons tout le temps du temps qui passe, sans nous en apercevoir. Et notre façon d’en parler est liée à notre appréhension du monde. Nous emmagasinons toutes sortes de souvenirs et d’histoires des gens qui nous entourent, notamment ce qu’ils voient, sentent ou entendent.
Je suis retournée dans un endroit où je n’étais pas allée depuis très longtemps et j’ai réalisé à quel point la lumière y était différente. Je ne m’en étais jamais aperçue auparavant.
CA : J’allais à l’école l’automne ici et à chaque fois que les premiers jours de la saison arrivent, je me retrouve à cette période de ma vie : l’odeur, le vent, tout ce qui s’y déroule me ramène à cette époque passée. Je pense que c’est ce que les gens tentent de retrouver.
Nous participons aussi à cet effacement progressif de nos mémoires en nous détachant de ce qui nous déplait. Et je pense qu’on a tous besoin de nous replonger en nous.
Quels sont les espoirs que vous entrevoyez pour le futur ?
CA : En mars nous organisons une exposition à la Kelly Writers House, reliée à l’université de Pennsylvanie. En février, BGF sera présent à l’occasion du Transmediale festival de Berlin. Ce week-end se tiendra l’Afrofuturist Affair charity ball (le sixième). Nous organisons encore des événements, mais en faisant en sorte qu’ils ne nous épuisent pas, qu’ils puissent toucher plus de gens, ceux qui ont peur d’aller jusqu’à North Phily.
RP : Nous sommes pleines de ressources, même si parfois, j’ai l’impression de nous vendre un peu. Mais j’ai de plus en plus de soutien de la part de Berlin, Rotterdam et de festivals afro-futuristes que je n’en reçois de ma propre ville.
CA : Lors de mes deux dernières tournées j’ai vu… Qu’ils ne voulaient pas de nous à Portland. Qu’ils ne veulent pas de nous à l’étranger. Mais nous sommes des étrangers. Et c’est toute l’idée… Maure est l’autre mot pour dire noir. Les noirs ne sont pas seulement des esclaves qui ont voyagé en bateaux jusqu’aux Amériques. Nous étions en Amérique avant Christophe Colomb. Nous étions au Brésil avant les conquistadors. Et partout dans le monde. C’est peut-être une trahison aux yeux de certains mais c’est une croyance qui grandit ! Nous ne pouvons pas changer North Philly en quelques mois. Mais nous pouvons véhiculer l’idée que North Philly existe.