On a tous une DeLorean volante au milieu du visage. Il nous manque simplement les clés de compréhension de son convecteur temporel. Et si l'odorat s'habille souvent en pipette venant joyeusement ou séditieusement égoutter nos souvenirs passés, il est aussi un merveilleux instrument d'exploration du présent. Réceptacle de l'air du temps – un air au socle commun des hommes – l’odeur s'épanouit en autant de nuances, de branches et d'unicités qu'il existe de personnes, d'endroits, de continents, de pays et de villes. Qu'elle soit bitumée, verte, grise, fermée, haute, fumante, toute ville a son cocktail précis de parfums et de puanteurs. C’est un arôme du présent, un appel au voyage pour qui le découvre, et un confort de l'habitude pour qui le respire au quotidien.
Sentir une ville telle que Paris et en révéler l'identité multiple est un exercice sibyllin. Il faut aujourd'hui passer les couches des pots d'échappement pour activer l'intérêt et l'aventure. Mais à nez vaillant, rien d'impalpable. Alors, elle sent quoi, Paris ? Elle sent d'abord ce qu'on y cherche. Et comme on y trouve à peu près tout, Paris sent le monde entier. Elle sent l'ouverture au monde, d'un quartier chinois au houblon belge, du resto kurde à l'expresso. D'une immense assiette somalienne aux épices indiennes d'un marché couvert et bondé. C'est l'entrée facile, la bouffe, le fumet de cuisson. L'arrivée la plus accessible, les coins de rue qu'on se conseille sans jamais trop se rendre compte du rôle qu'a joué notre odorat dans nos compliments.
Paris ne sentirait pas Paris si ce monde entier qui s'y retrouve ne fusionnait pas avec l'urbain, l'hiver trop sec, impénétrable ; l'été trop épais, flou de chaleur, faisant remonter tout ce que la ville a de pire, de meilleur aussi. Des trottoirs remontent trop souvent les affaires des chiens, des ivres de la veille, mais aussi et surtout de la pierre dont les cisailles font l'honneur de Paris. Un vent d'air presque antique, un vent d'air fier à défaut d'être frais. L'odeur d'une ville qui se tient basse mais droite et dont les vestiges respirent l'Histoire et soufflent leur passé sur les touristes et les voisins. L'assurance des immeubles Haussmanniens d'où s'échappent le parfum du luxe et des parquets vernis. Pas si loin, l'explosion à Pigalle, l'essence des femmes et des hommes de la nuit, l'odeur aussi haute que les couleurs, et le combat entre le fumet du kebab et l'arôme honteux ou libéré du sex shop d'à côté. Paris c'est autant l'odeur de la ferraille de la Tour Eiffel, du pont du Carrousel, du Grand Palais que celle des fripes où les courageux trouvent leur bonheur, parfois au nez, suivant le goût du cuir des blousons, chaussures et sacs à main.
Mais Paris, c'est d'abord l'odeur de nos émotions. On y sent ce qui nous émeut. L'odeur d'un parc, de l'écorce des marronniers, du sable et de la terre qu'encerclent les aires de jeux ; de l'herbe neuve du Luxembourg, du vert mouillé des Buttes Chaumont, des pique-niques d'avant et de l'apéro de demain. L'odeur d'une gare qui évoque les souvenirs d'un départ, les joies d'un retour, le stress d'une arrivée : le gras du fast-food se mêle à l'émanation des turbines du train, aux parfums ou à la hâte des voyageurs. Au printemps, l'odeur des balcons quand les fleurs s'inventent ; l'odeur des coquets quand les amours fleurissent. L'hiver, le vent des chauffages, l'effluve des corps soulagés qui se déshabillent de six couches en quittant le froid dehors. En été, l'odeur de la seine quand les 30 degrés passés font ressortir ses lames de fond et tout ce qui a pu passer dans ses courants.
On dit parfois qu'une ville s'identifie à l'état de ses nuits. Quand tout s'accentue, que les sens s'éveillent obligatoirement tant ils sont acculés. À Paris se joue, se trame, se construit une odeur peut-être moins directe que celles citées plus haut. C'est cet air du temps, finalement. La fumée d'une chose qui vient, se joue beaucoup la nuit mais pas seulement. Plus que l'air du temps, l'air d'une époque, celle d'une génération qui revitalise la capitale française de sa joie de vivre, son réalisme, son hédonisme, parfois son nihilisme. L'odeur d'une jeunesse qui est le sang et la sueur des artères parisiennes. Comment n'en serait-elle pas la senteur ?
Les retours de canapés, chips, vin blanc et rosé qui passent dans toutes les mains du vernissage d'un nouvel artiste en vogue. L'haleine d'une nuit pendant laquelle Paris passe en banlieue, créée par l'entrechoc des corps, des langues, des sons et plus. L'odeur, l'addition salée d'une vague qui renverse ce qu'elle ne veut pas sur son passage et fera l'effluve parisienne de demain. Et finalement, peut-être qu'on s'est mal posé la question... Elle sent quoi, cette ville ? Tout ça : son histoire, le monde entier, toutes les émotions de ceux qui la vivent. Mais simplement, Paris sent la fleur de l'âge.