Certaines images nous habitent, nous hantent et nous suivent tout au long de notre vie. Il y a quelques années, je me souviens avoir trébuché sur une image de Juergen Teller dans un magazine : une femme nue et fière en pleine nature défiait l'objectif de son regard. Cette femme, c'était Saskia de Brauw. J'ai appris bien plus tard que la mannequin néerlandaise, avant d'être un corps, un certain physique déroutant de grâce, était une grande artiste : "un escargot avec des jambes de lièvre", pour reprendre ses propres mots. Car la beauté de Saskia De Brauw, 35 ans aujourd'hui, se niche ailleurs que dans sa plastique – elle s'exprime dans son désir de faire voir l'invisible et de sublimer le quotidien. L'année dernière, Saskia publiait son livre The Accidental fold aux éditions Yvon Lambert : un voyage à travers les objets de la vie de tous les jours, glanés au fil de ses rencontres, ses errances et ses promenades. Des objets simples et banals auxquels Saskia prête toute l'attention du monde. Des "choses" qu'avant elle, l'écrivain Georges Perec dont elle confie lire et relire les pages, s'était entiché pour en faire ressortir la beauté cachée. Rencontre avec une artiste qui croit au pouvoir de la contemplation et continue de faire l'éloge de la lenteur.
Bonjour Saskia, est-ce que tu te rappelles du jour où tu as décidé de devenir artiste ?
J'étais dans l'avion et je regardais par la fenêtre. J'étais fascinée par les lignes dessinées sur la piste d'atterrissage. J'ai commencé à dessiner ces lignes, à mettre quelques mots dessus – peut-être était-ce juste un travail d'écriture. J'ai toujours aimé l'univers graphique des aéroports. Je ne me considère pas comme une artiste. J'ai des idées, des projets et j'en réalise quelques-uns – bien qu'ils mettent du temps à prendre forme. J'espère continuer à travailler de cette façon et créer une oeuvre qui a du sens. Beaucoup d'années s'écouleront avant que je puisse me considérer ou non comme une artiste mais pour être tout à fait honnête, ça n'a pas beaucoup d'importance. Ce qui m'importe, c'est de vivre et d'observer le monde qui m'entoure. Et j'ai le temps pour ça, ce qui est un luxe.
L'année dernière, tu as pris part à une performance à New York et marché pendant 18 heures. Qu'as-tu ressenti, en marchant dans la ville aussi longtemps ?
Je m'étais bien préparée donc je me suis sentie sereine, apaisée de me mettre en route. Après 15 heures de marche, j'ai ressenti une symbiose très forte entre mon corps et mon esprit. Ils étaient étroitement en phase.
Tu cites fréquemment Georges Perec comme une inspiration. Quel est le livre qui t'a le plus marqué et pourquoi ?
Espèces d'Espaces. Dès que je cherche à voir les choses ou le monde autrement, du lit à la rue en passant par un souvenir, je me replonge dans ce livre.
En feuilletant les pages de ton livre, The Accidental Folds, j'y ai trouvé un certain apaisement. La méditation est-elle au coeur de ta pratique artistique ?
Je ne l'intellectualise pas. Je ne me dis pas, par exemple, "je vais faire quelque chose de méditatif" avant de créer. Je pense qu'il s'agit plus d'un langage personnel et de ma façon de retranscrire les pensées qui me traversent l'esprit.
En revanche, tu accordes beaucoup d'importance au temps. Ton processus créatif s'inscrit dans une volonté de "prendre le temps". En quoi est-ce important pour toi ?
Je pense qu'il faut respecter sa nature profonde... Je suis complètement incapable de faire les choses en vitesse. Je suis un genre d'escargot avec des jambes de lièvre. Si je dois accélérer j'accélère, si je dois ralentir, je ralentis. Concernant mes projets artistiques, je n'ai ni le besoin ni l'envie d'aller vite. Les idées doivent germer et murir avant qu'elles se propagent dans le monde et à destination des autres.
Tu travailles beaucoup avec les matériaux naturels – je pense notamment aux épluchures de clémentines qu'on retrouve dans ton livre. Est-ce que ton odorat guide certaines de tes créations ?
Certaines odeurs me restent en tête, comme celle de la cave de mes grands-parents. Plus que tout, j'aime l'odeur de l'humidité qu'on retrouve dans la plupart des caves. Et puis le parfum de la lavande – ça me relaxe et m'apaise immédiatement.
En tant qu'artiste, considères-tu que le passé est plus stimulant que le présent ?
Le passé continent notre futur. Sans le passé, le futur ne serait rien. Ils dialoguent en permanence. Après, je suis une grande romantique et le passé est une grande source d'inspiration. Ce qui a été, ce qui a eu lieu, est matière à raconter des histoires. J'aime les objets qui ont eu une histoire, dont on imagine la trace de l'homme dessus.
Tu penses que le rôle de l'artiste est de révéler la beauté du quotidien, du banal ?
Je pense que l'art peut révéler le monde autrement. Certaines choses sont inexplicables, elles ont le pouvoir de nous toucher, de nous inquiéter parfois. Avec la vie se double la notion de la mort. La vie est pleine de beauté et de joie, bien sûr, mais elle est aussi tragique. Il y a de la beauté dans cette dichotomie, en tout cas, je le pense. Ces émotions, ces sensations qui nous traversent sont invisibles, mais présentes, latentes en chacun de nous.
Où puises-tu ton inspiration ?
L'inspiration vient de tout, de nulle part et partout. Beaucoup de choses m'inspirent : la lecture de certains livres, notamment du maître yogi BKS lyengar ou de Georges Perec, mais aussi certains textiles créés par des artistes inconnus, les gens qui crééent pour la beauté du geste et pas pour y coller leur nom dessus. J'aime rencontrer ou voir des gens faire les choses avec humilité sans se plaindre, suivre leur coeur et leur instinct, sans penser à l'argent ou à la réussite. Je suis inspirée quand je ressens le désir de faire les choses par moi-même et d'avancer.