Dans le sixième volume de la saga Harry Potter, le lecteur prend connaissance de l’existence, en cours de potion, du plus puissant filtre d’amour, l’Amortentia. Il suffit d’en humer le parfum, toujours différent, pour ressentir et comprendre ce qu’est le véritable amour. Amour qui se concrétise, chez Hermione, par l’odeur de l’herbe fraichement coupée et celle, tout aussi romantique, des pages des vieux livres. Lorsque j’ai lu ce passage autour de l’Amortentia, adolescente, je n’ai pas pu m’empêcher d’être un peu sceptique. Que ce soit en musique, en littérature ou au cinéma, l’odeur, en invoquant l’être aimé, pousse le narrateur ou les personnages dans des envolées lyriques et des descriptions interminables. Parce qu’elle est une métaphore vieille comme le monde. Seulement voilà, dans la réalité, force est de constater que les êtres humains sentent rarement la rose ou les vieux livres, qu’il est difficile de décrire l’odeur du shampoing à la pomme ou celle de l’encre. D’ailleurs à quoi doit ressembler une personne qui sent l’encre ? Que doit-elle m’évoquer ? Les longs après-midis à la bibliothèque ? Un écrivain bohème et torturé ? Comment pourrais-je seulement décrire le parfum des autres quand je ne suis moi-même pas certaine de savoir ce qu’est ma propre odeur.
Je vais vous le dire : en réalité, personne ne sait jamais quel gout ont les lèvres de l’être aimé, sauf quand celui-ci a abusé de la cigarette ou de l’ail. Les gens ont le gout du sel et de la sueur, pas des fraises. Parfois, ils sentent un peu le gel douche, de loin, le déodorant à la limite ou les restes du parfum dont ils se sont aspergés le matin et qu’il est bien difficile d’identifier. Ne vous méprenez pas, je suis la première à considérer que l’odeur a un fort impact sur nos émotions et notre vision du monde. L’odeur a le pouvoir de nous ramener en enfance et de voyager dans nos souvenirs. Un bouquet de notes chaudes me remémore la maison de ma grand-mère, les cigarettes, très fortes, de mon grand-oncle et ses chaussures en peau de crocodile. Le pouvoir de l’odorat est connu de tous et toutes et la science a depuis longtemps dévoilé son secret : notre bulbe olfactif est directement lié à notre cerveau, nos amygdales et l’hippocampe, qui jouent, selon Psychology Today, "un rôle essentiel dans la mémoire et les émotions". J’acquiesce, bien sûr, mais la poétisation à outrance du monde et de ses odeurs implique que tout le monde ait un jour senti telle fleur ou telle épice et qu’elles évoquent pour nous l’amour, le vrai, l’universel.
Je l’avoue sans honte, il y a encore très peu de temps, je n’avais strictement aucune connaissance de l’amour, le vrai, l’universel. J’ai passé mon adolescence et mes 20 premières années sans jamais avoir embrassé un seul garçon. Au lycée, certains garçons étaient à mon goût mais je ne suis jamais parvenue à m’en rapprocher assez pour me laisser envouter par l’odeur du déodorant ou de l’eau de Cologne. Le sexe masculin était un mystère à mes yeux, à mon nez, à ma bouche. J’étais de toute façon intéressée par tout autre chose – les études d’abord. Et puis un jour, j’ai déménagé à New York. J’ai réalisé que je n’avais jamais éprouvé ni senti ni humé la peau d’une autre personne que moi et je me suis immiscée dans l’univers génial et sexy du dating contemporain. Presque instantanément, le sens de l’odorat s’est substitué à ma recherche de l’être aimé : un ami proche m’a suggéré de me badigeonner d’un certain parfum aux vertus aphrodisiaques pour attirer les hommes – un genre d’Amortentia IRL, en somme – que je n’ai jamais essayé mais j’en ai secrètement rêvé.
Je n’ai reçu mon premier baiser qu’à mes 23 ans, des lèvres d’un inconnu et dans un bar sombre et lugubre du Lower East Side. Quand j’y repense aujourd’hui, je me remémore très bien son odeur : il sentait le cuir. Le cuir noir, épais qui enveloppait son torse et ses épaules. C’est une des seules choses qui me soit resté de lui, son odeur. Je ne me souviens même plus de son nom.
Et puis un jour je suis tombée amoureuse. Ne vous en faites pas. Je ne suis pas de ceux qui écrivent des tartines sur l’odeur du monde, de l’amour et des choses – ni de ceux qui reconnaissent et différencient une note d’anis, un effluve de santal, l’air de la myrrhe, ou de manière plus mystique encore, l’odeur de l’herbe sèche, d’une chaude journée ou d’un trottoir humide. Leur aisance à décrypter sept senteurs différentes en une simple vaporisation de parfum relève soit de la science soit de la sorcellerie, soit d’une savante combinaison des deux. Mais même en tant qu’écrivain, ce genre de langage ne m’est aucunement naturel. Je ne pense pas que l’individu moyen soit en mesure de filer la poésie sur la subtilité de telle odeur ou tel arôme. Mais j’en suis venue à réaliser que l’on n’a pas besoin de décrire une odeur pour qu’elle ait du sens.
Ça fait maintenant deux ans que je vis avec mon tout premier amoureux. Et encore aujourd’hui, je suis bien incapable de vous décrire son odeur. Enfin, entendons-nous : il sent parfois le déodorant et occasionnellement le savon et, rarement, l’après-rasage très fancy qu’on lui a offert un jour mais qu’il n’utilise qu’en cas d’urgence. Il y aurait des notes de cardamome ou de pins que je ne saurais différencier. Et pour être tout à fait honnête, ça m’est un peu égal. Parce que ce qui me fait vibrer, ce n’est pas tellement son odeur mais ce qu’elle génère et provoque en moi : l’amour, l’apaisement, le calme. Son odeur me rassure et pénètre la partie reptilienne de mon cerveau, celle qui gère mes émotions les plus intimes. Son odeur me susurre que tout ira bien.
Avant d’écrire cet article, j’ai demandé à mon amoureux quelle était mon odeur, s’il m’associait à un parfum en particulier. Son air dubitatif a résumé la plupart de la théorie que j’esquisse brièvement dans cet article. Lui, comme moi, étions bien incapables de décrire nos odeurs respectives. Après quelques secondes d’intense réflexion, il s’est penché vers moi, a glissé son nez dans mes cheveux tout juste lavés, essorés et imbibés d’après-shampooing spécial cheveux afro et pris une grande inspiration.
Puis il a souri, candide, amoureux.
“C’est ça, ton odeur.”
Son regard et ses quelques mots m’ont apaisé. Et c’est sans doute ce qu’on doit en retenir, au final.