Kate Tempest, 31 ans, a grandi à Brockley, dans le sud-est de Londres. Enfant, elle écrivait déjà des histoires – une pratique qu’elle a prolongée et enrichie adolescente, par le biais de la musique et surtout, du rap. Une imagination sans limites qui l’a conduite à rejoindre le label Mercury, à devenir poète, écrire deux recueils de poésie ainsi qu’un roman, remporter un Ted Hughes Award en 2013 pour sa pièce de théâtre Brand New Ancients.
Son dernier opus, Let Them Eat Chaos, retrace la vie de 7 personnes, uniques et singulières mais habitantes de la même rue de Londres. Toutes se réveillent à 4 :18 du matin, précisément. Autour de cette fiction sonore se déploie l’hommage de Kate au Wu Tang Clan et à William Blake dont l’influence se ressent à chaque refrain hip hop. En 48 minutes de rimes éloquentes, Kate parvient à nous retransmettre sa fougue et son obsession du quotidien, du monde qui l’entoure et des émotions ressenties par celui-ci. Ses récits suivent les pas d’une ville en perpétuel mouvement et ceux qui cherchent à s’y inscrire – Bradley a l’impression de « regarder le monde à travers une glace » dans le titre Pictures on a Screen. Zoe doit faire ses bagages dans Perfect Coffee, pour échapper à la gentrification. La poésie, le rap, le slam, le théâtre ou la chanson de Kate Tempest ne connaissent aucune limite et n’obéissent à aucune règle – sinon celle de l’humanisme. Rencontre avec une grande artiste.
Vous êtes musicienne, dramaturge, auteure, poète. Comment êtes-vous parvenue à naviguer de médium en médium ?
L’instinct et le désir d’écrire se confondent chez moi et sont naturels. Comme tout dans le travail, en réalité. J’ai compris qu’il était essentiel de sortir de sa zone de confort, appréhender des lieux et des espaces différents, hostiles au premier abord comme la scène ou la fiction, me concernant, pour mener à bien une idée, un projet créatif. Cette démarche m’a aidé à trouver ma voix, quelque part entre toutes les voies, espaces et nouvelles formes d’art que je tente d’appréhender. C’est dans cette zone hybride que je suis parvenue à rester créative tout en avançant.
À quel moment, quelle période de votre vie avez-vous ressenti la nécessité de créer ?
Je l'ai toujours senti, flairé. Ça n'a jamais été un instant, un moment éphémère. Quand j'étais enfant, j'écrivais des histoires, des petites choses, mais j'ai réellement commencé à écrire adolescente. C'est à ce moment que j'ai commencé à rapper et écrire de la musique.
Gardez-vous une madeleine de Proust de votre enfance ?
Mes voisins de pallier étaient originaires de la Jamaïque et de nombreuses familles indiennes vivaient dans la même rue que moi. Je me souviens très bien du fumet émanant de la cuisine de mes voisins. La première fois que j'ai mangé chez eux, je devais avoir 6 ou 7 ans. Dans leur jardin, il y avait un arbre, une allée d'arbustes. Et leur odeur, en été, dégageait un parfum rafraichissant.
La compréhension de soi passe par la faculté à comprendre l’autre, même quand celui-ci marche, vit et grandit différemment que soi.
Vous décrivez le quotidien d’une certaine jeunesse avec beaucoup de finesse et peu de mots. D’où vous vient cette faculté d’observation ?
C’est un savant mélange d’expériences vécues, d’expérience personnelles, d’empathie et d’écoute. Lorsqu’on peint le quotidien des personnages qu’on imagine, on est plus aptes à saisir et comprendre la réalité qui nous entoure et à appréhender nos propres émotions. La compréhension de soi passe par la faculté à comprendre l’autre, même quand celui-ci marche, vit et grandit différemment que soi. Ce n’est pas une autobiographie mais une quête d’intégrité qu’on peut, je l’espère, découvrir à travers ce travail.
Avez-vous toujours été dans l’empathie ?
Oui. Je pense que c’est en chacun de nous, dès l’enfance. Ça fait partie de l’apprentissage de la vie mais c’est aussi et surtout, une décision consciente – du moins, ça l’a été pour moi. J’ai essayé de vivre et de grandir de cette façon, et ce n’est pas un choix facile. Il faut se faire violence, ne pas succomber au jugement hâtif, ne pas ignorer la souffrance des autres, aller vers l’inconnu, l’étranger. C’est un travail quotidien. Et quand on vit dans une grande ville comme Londres, où les sentiments d’humanité, d’empathie et de solidarité sont sans cesse en péril, il faut tâcher de s’en souvenir et réactiver ces sentiments à l’égard des autres.
Quelle est la symbolique de 4 : 18 du matin ? Tous vos personnages se réveillent à cette heure précise…
Il y a quelque chose d’intriguant dans cette heure, 4 : 18. La question est la suivante : pourquoi se réveillent-ils à cette heure ? Pour tout écrivain, l’heure est importante. Il se demande forcément ce que peut bien faire ce personnage à cette heure. Je me sens étrangement connectée à cette heure matinale et je pense qu’elle symbolise assez bien l’heure du réveil en pleine nuit que nous vivons tous au moins une fois. Le fait de se sentir happé, prisonnier et seul à cet instant précis du milieu de la nuit, est une métaphore de la distance qu’on met au quotidien entre soi et les autres.
Il faut se faire violence, ne pas succomber au jugement hâtif, ne pas ignorer la souffrance des autres, aller vers l’inconnu, l’étranger.
À quoi ressemble votre processus créatif ?
Toutes les fictions s’attachent à retranscrire une certaine vérité, un certain vécu. Mais ça ne veut pas dire qu’il s’agit nécessairement d’une vraie situation. Disons qu’il s’agit toujours d’une sensation. Un sentiment qui s’étend. L’idée de se sentir lésé, délaissé, fait souvent naître un personnage, un instant ou une émotion que chacun peut appréhender. La fiction n’a rien à voir avec le documentaire : c’est une réponse à quelque chose d’existant mais c’est avant tout le fruit de l’imagination.
Quels sont les auteurs que vous pourriez lire et re-lire à l’infini ?
William Blake, James Joyce et Carsten McCulloch. Blake, d’abord, parce qu’il est rigoureux, son écriture est le fruit d’une conception philosophie et d’une morale personnelles qu’on ne peut comprendre qu’en lisant et relisant ses ouvrages. Joyce, car il émane de son écriture, pourtant savante, une étonnante humilité qu’on peut occulter lorsqu’on le lit pour la première fois. En grandissant, on comprend son œuvre différemment. Carsten enfin, car elle décrit excessivement bien les traits de caractère et qu’elle a un sens inné du rythme qui permet de la lire et de la re-lire sans jamais se lasser.
Quel impact a le monde sur vos 5 sens ?
Quand on est poète, musicien, écrivain, tous les sens sont en éveil et l’écriture est le seul moyen de parvenir à retranscrire ce qu’on ressent et donner du sens à nos sens. Les miens s’activent à chaque seconde, en permanence, ils ne me laissent aucun répit et c’est pour cette raison que j’ai choisi d’écrire, de créer. De même que la qualité d’une performance, chez un acteur ou une actrice, résulte de sa sensibilité, de sa vulnérabilité et de sa capacité à retranscrire ses émotions sur scène. Ce sont ces facultés qui font la puissance d’une performance artistique. Et quand je parle de puissance, je parle d’intégrité. La sensibilité et la force sont indissociables pour l’écrivain ou le poète. La sensibilité qui se déploie à travers l’acte d’écrire est une force créatrice. La musique, la déclamation, dont partie intégrante de ma vie. Je ne peux pas m’empêcher de penser que la poésie, pour être comprise, devrait être récitée à voix haute. L’ouïe vient là où la vue s’arrête. En lisant un poème, on passe à côté de la forme, de la sonorité des mots. Les sens sont inextricablement liés dans ma pratique. Et pour que la créativité s’active, elle a besoin des sens. Tout ce qui prend vie part du corps et de l’âme.