boo saville va vous réconcilier avec l'art abstrait

Originaire de la ville de Margate en Angleterre, l’artiste Boo Saville réalise des toiles puissantes, multicolores et abstraites pour nous inviter à la méditation. Mais son univers n’a pas toujours été chatoyant. Elle nous confie aujourd’hui ce qui l’a menée à voir le monde en arc-en-ciel.

L’œuvre de Boo Saville a longtemps eu part liée avec la mort et son lent processus. Des cranes, des fantômes et une certaine idée de la décomposition planaient sur son exposition de 2009, baptisée Butter Sunk. On y retrouvait des reproductions, faites au stylo à billes, de photographies présentant des cadavres de nos ancêtres danois retrouvés dans les années 1950 – chaque mèche de cheveux, chaque os reproduit à l’encre était méticuleusement détaillé, comme pour mieux faire déborder le corps humain de son cadre. Aujourd’hui Boo, diplômée de la Slade School of Art, s’est trouvée une autre passion visuelle : l’abstraction. À travers des dizaines de couches de couleurs superposées, l’artiste peint la profondeur et le brouillon du monde. Ses œuvres actuelles invitent le spectateur à projeter ses émotions les plus profondes sur la toile qu’il regarde – une interaction que Boo met du cœur à nouer. Nous avons passé un après-midi ensoleillé à ses côtés et dans sa ville natale, Margate, pour en savoir plus.

Pendant longtemps, ton travail s’est attaché à représenter la mort, sous ses formes les plus diverses à travers des clichés de cadavres, des reproductions de crânes… Aujourd’hui, tu travailles essentiellement la couleur et tes toiles sont dominées par l’abstraction. Comment s’est opéré ce changement brutal dans ta création ?

Lorsque j’ai commencé à peindre des toiles abstraites, je n’utilisais que très peu la couleur. Elles étaient sombres et tristes, un peu déprimantes à vrai dire. Et puis en janvier 2014, ma mère est morte. J’imagine que quelque chose a changé en moi. Je voyais le monde en couleurs, rien qu’en couleurs. Ma vision du monde a littéralement changé. Quand je déambulais, dehors, le ciel, les fleurs et les arbres me semblaient très lumineux, saturés de couleurs. J’avais l’impression d’être sous ecstasy. C’était une sensation d’autant plus vivifiante que j’avais tout cet amour pour ma mère que je ne pouvais plus lui rendre, parce qu’elle n’était plus là. Cet amas de couleurs qui m’éblouissait soudain était le reflet de cet amour désormais à sens unique. Avant son enterrement, j’avais pris soin de faire en sorte que tout soit beau, magnifique pour elle. Et l’année qui suivit sa mort, le monde qui évoluait sous mes yeux était neuf, pleinement différent. Évidemment, ça a dépeint sur mon travail. Avant, je fuyais la beauté. Tout était plus sombre dans ma tête.

Tu penses que tu rejetais consciemment la beauté du monde ?

Oui, complètement. La beauté, en tant qu’idée, me semblait un peu vaine, dénuée de sens profond.

L’idée de la mort en revanche hantait ton travail et ta peinture…

C’est devenu une obsession en 2003. Je traversais une période vraiment difficile. J’étais obsédée par l’idée de mort, c’était mon jardin secret, je n’en parlais jamais à personne. Je me souviens avoir peint cette toile où les personnages se réunissent au pied d’une tombe à Auschwitz. Je ne voulais peindre que l’Holocauste. Je ne saurais pas dire d’où cette idée m’est venue.

L’envie d’absolution ?

Oui sans doute. Ou celle de se rapprocher du diable. 


Quels étaient les autres thèmes qui te touchaient particulièrement à l’époque ?

J’étais très attirée par l’idée des trous noirs. Je regardais beaucoup de films sur le cosmos, l’espace, les météorites qui frappent la terre… Les catastrophes naturelles aussi. Enfant, je m’endormais en lisant un livre qui racontait le naufrage du Titanic. Je me souviens d’un paragraphe, en particulier, où l’on expliquait au lecteur comment le Titanic s’était fait engloutir par l’océan – ça m’a hanté pendant des années.  Vers 6 ou 7 ans, j’ai le souvenir de m’être assise, jambes croisées et de m’être dite à moi-même : « Je suis vivante, je suis ici, je suis consciente. » C’était une sensation assez bizarre. Je me suis dit : « un jour, je serai morte. » Je n’étais qu’une enfant mais je n’ai jamais ressenti une émotion aussi forte et réelle que celle-ci. C’était comme si je m’étais réveillée d’un très long rêve.

Comment t’es-tu tournée vers les études artistiques ? On y est souvent livré à soi-même…

Complètement. Dans l’école où j’allais, il fallait tout faire soi-même, être très vite responsable de son atelier, de ses toiles, de ses pinceaux. Au début je me disais : « Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire dans cette pièce toute blanche ? »

Une pièce comme un trou noir…

Mais oui ! Je sais que beaucoup de gens s’y font très vite et parviennent à remplir le vide. Instinctivement. Ce n’était pas mon cas. J’ai toujours du mal à exprimer mes émotions aux autres. Je ne travaillais jamais dans l’enceinte de l’école. J’allais dans les musées, où personne ne me reconnaissait, et je dessinais. Personne n’était pas là pour me demander ce que je faisais.

Tu n’es pas du genre à vouloir à tout prix qu’on parle de ton travail ?

Non. Et du même coup, je n’ai jamais ressenti le besoin de me « mettre au travail ». je suis une éponge, j’ai tendance à absorber le réel. Les photographies des cadavres, par exemple, je les ai interprétées d’après un modèle existant, des images que j’avais trouvées dans un livre. J’aurais aimé être une photocopieuse. Dans mes toiles, on ne voit pas les coups de pinceaux, jamais. On m’y retrouve, évidemment, mais pas trop non plus. Je suis presque inexistante dans le processus créatif. Je prends les choses, des couleurs, des images et je les transforme. Je suis comme une passeuse d’images ou d’émotions. 

D’où te vient cette volonté, tu crois ?

Je ne sais pas. J’imagine que je ne veux pas qu’on me retrouve de manière littérale dans mes œuvres. Rien ne me semble très concret dans e monde. Tout est tellement subjectif. Tout n’est que projection, surtout lorsqu’on deale avec la mort, comme moi. Alors d’une certaine manière cette œuvre est une partie de moi que le spectateur voit à travers un coup de pinceau. Très métaphorique.

On dit souvent que l’obsession de la mort est l’apanage des gens anxieux. Mais tu as l’air de t’en être détachée tout à fait depuis.

Je pense effectivement que j’ai été anxieuse. Et la peur de la mort y est associée, c’est évident. Le travail est un palliatif à ces angoisses. Si j’ai réussi à me calmer avec ça, c’est surtout grâce à une conférence de Shelly Kagan, une professeur de philosophie à l’université de Yale. L’écouter m’a permis de relativiser et de me défaire de mes démons. Elle parlait de la mort, de l’idée métaphysique de l’âme, ce genre de trucs.

Tu crois à l’existence de l’âme ?

Non, pas vraiment. Je ne crois pas que l’âme existe. Mais je reste fascinée par la nature, l’idée de la mort aussi, différemment, comme concept étranger à notre vie. On ne vit jamais que la mort des autres. On ne vit jamais sa propre mort. Ces cours avec Shelly Kagan ont mis en mots beaucoup de concepts très sombres qui me hantaient depuis longtemps. C’est comme si j’avais allumé la lumière pour la première fois. Je n’avais plus à chercher à retranscrire la mort. J’avais toutes les réponses à mes questions. 

Ces champs de couleurs que tu crées sont très apaisants à regarder. Ils invitent à la méditation. C’est une démarche consciente de ta part ?

(Rires) Ils me prennent beaucoup de temps en tout cas. Et m’entrainent dans un long voyage. Mais je veux qu’il émane de ces toiles une sensation d’humilité, de simplicité. Comme si le vent les avait balayées. J’aime l’idée qu’on les regarde comme si elles étaient des éléments naturels au monde. C’est toute la difficulté. Les couches se superposent et je mélange les couleurs pour ne plus qu’on voit le moindre coup de pinceau. Ça me prend un temps fou. À la galerie où elles sont exposées, j’ai expliqué qu’elles étaient comme un bon fromage – jeune ou plus mature selon les couches appliquées. Elles sont vivantes.

Comme de la ricotta ou du parmesan ?

Exactement.

C’est un processus instinctif ? Ou as-tu une idée très précise de ce à quoi ta toile ressemblera dès le départ ?

C’est très instinctif. Je fonctionne à l’instinct, même si j’ai une vague idée des couleurs que je veux appliquer sur chaque toile avant de la commencer. Si je devais prendre du recul sur mon travail, je dirais que l’intuition a remplacé l’idée de mort qui me submergeait. Les émotions ont repris le dessus sur les idées. La mort nous guette tous, c‘est évident mais l’intuition est la seule chose qu’on ne peut pas nous enlever. Tant qu’on est en vie.

Prendre le temps de s’évader, aujourd’hui, à travers le processus créatif est assez rare aujourd’hui. C’est presque une démarche politique en soi dans une époque de l’instantané.

Oui c’est vrai. Je fais des choix radicaux. Jusque dans ma palette. Je passe de longues heures à nettoyer tous mes pinceaux pour que chaque prochaine toile, chaque couche, soit la plus lisse possible. Travailler avec de la couleur est vraiment quelque chose de vivifiant, d’agréable. Chacune d’entre elles me remémore un souvenir, aussi enfoui dans ma mémoire soit-il. Lorsqu’une couche de peinture tire sur les tons sombres, j’ai de vieux souvenirs et de lourdes émotions qui s’emparent de moi et je change très vite de couleur pour l’adoucir. Chaque toile m’emmène dans un voyage émotionnel très fort.

Il y a beaucoup de générosité dans tes œuvres je trouve. Elles me font parfois penser au Weather Project que l’artiste Olafur Eliasson avait réalisé. On s’y sent tout petit, comme submergé.

J’ai eu très envie d’être plus généreuse, dans ma vie et avec les autres. J’aime l’idée que les gens puissent s’approprier une peinture et la faire leur. Qu’ils se retrouvent dans mes toiles. J’ai attaché plus d’importance, ces derniers temps, au pouvoir de la projection à travers l’art. L’esprit est un outil tellement puissant. Parfois je regarde mes toiles et je me dis qu’elles sont assez peu profondes finalement.

Tu penses que t’es trouvée, en tant qu’artiste ?

Oui, vraiment. Quand je repense à tous ces sentiments terrifiants qui m’envahissaient l’esprit, j’ai l’impression que je n’étais pas moi-même. que j’étais dans la peau d’un autre. Il est très difficile de se trouver, en réalité. Mais quand on y parvient, on se sent tellement mieux. Si soulagé. Que les gens l’aiment ou non, on ne se ment plus. Il reste toute une vie pour améliorer cette chose que nous sommes. Avant j’avais tendance à m’éparpiller, à multiplier les références. J’étais comme une ventriloque.

 Comment tes pairs te regardaient, avant que tu ne te réconcilies avec toi-même ?

Je les dévisageais en me disant qu’ils étaient meilleurs que moi. Je me demandais tout le temps, « mais comment ils font ? » C’est évidemment le pire à faire lorsqu’on veut devenir artiste mais paradoxalement, il est impossible de passer outre. Copier le travail des autres pour se trouver soi-même. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à me rendre aux expositions des autres que moi. Si je l’apprécie, je me dis que je ne ferais jamais assez bien et je replonge dans l’angoisse de ne jamais réussir à être fière de ce que je fais. Ça m’a pris beaucoup de temps avant de réaliser que l’erreur n’existait pas dans le travail. Qu’elle n’était qu’une projection de sa propre angoisse face à l'échec.

Tu penses que les gens se font des idées sur toi à cause des thèmes un peu morbides que tu abordais dans le passé ?

Mais j’en suis sûre, même ! Les gens que je rencontre me disent, « ah mais en fait tu es joyeuse en vrai. » C’est amusant. Ils me voyaient en émo gothique, probablement. Ce que je ne suis pas. Je suis juste moi-même. il n’y a pas de subterfuge. Je n’ai juste pas besoin d’un masque en public. Et je pense que je ne suis pas assez maligne pour maitriser un alter-égo. Tout ce que je sais faire, c’est être moi. Un jour, je me suis rendue à Frieze, la foire d’art contemporain et je me suis sentie très nulle. Mais quoiqu’il en soit, c’est toujours moi.

As-tu l’impression que le prisme occidental laisse à penser qu’on ne peut pas créer en allant tout à fait bien ?

Tout à fait. Même si je me bats corps et âme contre cet état d’esprit. Je crois que c’est David Bowie, qui a dit un jour qu’il fallait toujours prendre des risques. Enfin, je crois que c’est lui.

As-tu un rêve qui te hante depuis longtemps ?

Oui. Je suis très amie avec la peintre d’art abstrait, Rachel Howard. Je me souviens m’être rendue à son atelier, à Londres, il y a dix ans environ. Elle avait tout un système très élaboré pour créer ses toiles. J’étais très jalouse à l’époque. Je me suis dit ce jour là : « Je veux parvenir à être comme elle un jour ». C’est la seule ambition que j’ai jamais eue.

Tu n’as pas l’impression d’avoir réalisé cette ambition, depuis ?

Ce n’est pas très correct de le dire à voix haute mais si. En un sens. Je pense que j’y suis parvenue. 

www.boosaville.com

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